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   Je m'éloignai de Jennifer, surpris par cette brusque apparition. Par réflexe, mon corps la protégeait tout en essayant de convaincre Sarah que ses yeux lui mentaient. Ce n'était qu'un mirage lié à sa folie. Toutes ces aberrations sortaient de ma bouche parce qu'elle venait de prendre son arme.

— Ah, tout s'explique maintenant, s'enquit-elle. C'est à cause de cette salope que tu m'as envoyée flâner. Comme c'est intéressant.

— Calme-toi, Sarah. Ce n'est pas ce que tu crois. Jennifer n'y est pour rien, c'est moi qui l'ai embrassé. Elle n'a jamais rien demandé...

   Elle me mit en joue.

— Et bien sûr, tu me prends pour une imbécile. Pendant que j'y suis, Jenn peut bien être le diminutif de Jennifer. Ne me dis pas que…

   Tout partait en vrille. Le sourire cruel que Sarah lançait à Jennifer signifiait peut-être qu'elle comprenait enfin. Ne laissant aucune espace pour qu'elle puisse atteindre Jennifer, je m'avançai vers elle en cherchant la meilleure manœuvre pour m'en sortir.

— Ce n'est pas ce que tu crois.

   Je jetai un œil derrière moi pour voir si Jennifer tremblait comme une pomme. Non. Elle possédait cette allure concentrée et semblait guetter un moyen pour attaquer. Le fameux bon moment ? Non. Pas quand les nerfs de Sarah paniquaient sur sa tempe. Les mains en évidence, une phrase tournait en boucle dans ma bouche : ce n'est pas ce que tu crois.

— Tu t'écartes ou c'est toi qui passes, menaça-t-elle en secouant son arme.

— Non, ne fait pas quelque chose que tu regretteras plus tard.

— Je ne regretterais rien. Au contraire.

— Laisse-la faire, dit Jennifer. De toute façon, elle bluffe.

   Je la jetai un œil incompris tout en m'assurant de ne pas laisser le champ libre à Sarah. À quoi jouait-elle ? Mais je n'avais pas le temps de demander et me contentai de lancer un appel au calme. Pourtant, elle recommença de plus belle en lâchant des tas d'insultes à l'égard de Sarah. Cette dernière dégageait un regard de plus en plus vexé à chacune de ses remarques. À ce point-là, j'étais partie pour prendre une balle. Triste façon de crever. Quoique, toutes les façons de crever restaient triste. Ah, les femmes, toujours aussi…

— Sarah, s'il te plaît, calme-toi.

— Ne me dis pas de me calmer, connard.

   Le lot d'insulte d'hier soir n'avait pas suffi ? Une idée glaciale frôla ma tête : laisse-les s'entretuer. Autant vous dire que le simple fait d'y avoir pensé me faisait perdre le peu d'estime qui me restait. De bien des manières, j'étais responsable de ce qui se passait et je ne pouvais pas laisser le hasard faire mes choix. Jamais. Il fallait conclure cette histoire sans dommage collatéral. J'avalai trois grands litres d'oxygène avant de plonger dans les iris verts de Sarah. Tout ce qu'elle voulait n'était qu'un peu d'amour. Mon amour. Donc il ne me restait que cette carte.

— J'aimerais t'embrasser ! lâchai-je à l'égard de Sarah. Ça eut l'effet escompté vu qu'elle devint immobile.

— Quoi ?

   Jennifer devait se retenir de me couper la gorge. Mais, il fallait continuer sur mon lancer.

— Tu as bien entendu. Si ta proposition tient toujours, j'aimerais… Accepter.

   Bordel, dire que je sortais ces conneries de mon propre gré.

— La vérité, c'est que j'avais peur. M'engager me faisait peur.

   Le visage de Sarah se métamorphosa. D'étonnement ou de méfiance ?

— Et si tu dois tirer sur quelqu'un, il faut que ce soit moi. C'est moi qui ai embrassé Jennifer.

   Elle sembla réfléchir. À un moment donné, ma poitrine gonfla en pensant qu'elle verrait l'évident : je l'empêchais simplement de commettre un meurtre. Mais, fausse alerte. Elle m'offrit un rictus, poussa ses cheveux en arrière et baissa son arme. Après tout, une manipulatrice ne s'attend pas à être manipulée à son tour. 

— Mais tu dois promettre de ne plus jamais recommencer.

— Je te le promets.

   Comme elle se voyait dans un monde en paillette, une attitude romantique s'imposait. Marche lente, sourire mensonger, désir apparent sur la face, pousser cette mèche qui cachait son front, chuchoter des mots doux à son oreille et écraser mes lèvres sur les siennes. Sans être malhonnête, ce fut délicieux. La séance d'amuse-gueule s'allongea et prit plus de temps qu'il ne devrait. Quand on s'arrêta enfin, Sarah gardait ses yeux fermés et l'inscrit sur la frimousse. J'attendis qu'elle revînt à la réalité pour montrer que j'étais l'homme le plus heureux du monde.

— Je t'aime tant, dit-elle en me forçant à l'imiter.

   Je me tournai le cœur noué vers Jennifer pour découvrir qu'elle n'avait rien à envier à Sarah lors d'un saut d'humeur. Je trouvai, malgré tout, la force d'accepter toute cette haine et repris mon jeu d'acteur.

— Désolé de t'avoir pris de court. Tu m'as averti que tu avais déjà un homme dans ta vie et je t'ai embrassé. Pardonne-moi.

   Elle luttait contre une grande envie de rire et celle de me cracher à la figure. Ça se voyait. En mon for intérieur, je priais pour qu'elle puisse répondre sans faire de vague pour conserver la naïveté de Sarah. Jouer à l'ado en colère envers et contre tous ne ferait que faire en sorte que la situation nous échappe, encore plus. Elle laissa plusieurs secondes filer dans cette pièce à l'ambiance morose et au ton de cimetière.

— J'accepte tes excuses si toutefois ta future femme accepte de me libérer sur le champ.

À tout prixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant