Chapitre 20-2

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Les yeux rivés sur le carnet, Adriel demeurait immobile. Si ce qu'il avait entre les mains était bien ce qu'il croyait, il n'osait imaginer ce qu'il allait y découvrir. C'était une véritable mine d'or ! Il devait y avoir au moins deux cents pages. 

S'en saisissant, il reprit place dans le canapé et l'ouvrit sur ses genoux. La première page commençait en deux-mille quarante-deux, soit soixante-cinq ans plus tôt. C'est avec appréhension, mais surtout avec intérêt, qu'il débuta la lecture du journal. 

« Je crains de devenir dingue. Les journées s'éternisent tant que mon esprit divague, perdu dans cet univers qui n'est pas le mien. Il fait tout le temps froid, je n'ai pas croisé âme qui vive et mon estomac me fait souffrir le martyr. Pourquoi ? Pourquoi parmi tous ces êtres sur terre a-t-il fallu que cela tombe sur moi ? Quelle est ma destinée, ici ? Ai-je même un but ? 

Après avoir retrouvé des affaires contre un rocher, à moitié mangées par les insectes, c'est avec bonheur que j'ai sorti ce vieux journal d'un sac miteux. Je dois dire que ce fut la meilleure journée de ma vie, enfin de cette nouvelle vie qui vient tout juste de débuter. Était-ce peut-être un signe ? Me demandait-on de laisser une trace de mon existence dans ce carnet ? Peu importe, j'ai déjà l'impression de revivre un peu, comme si mes mots atteignaient quelqu'un. Je n'ai peut-être plus ma mémoire, mais je peux encore penser et écrire. »

Adriel lut les prochaines pages en diagonale. Il divaguait beaucoup ; philosophant, même. Cet homme, qui se retrouvait seul au monde et sans but précis, se perdait dans son délire, allant même jusqu'à croire que sa présence en ce monde était d'ordre religieuse. Cela faisait plusieurs pages qu'il se questionnait sur le sens de la vie et sentait grandir en lui un dessein plus noble que tout, que seul lui pouvait honorer. Sur le point d'arrêter sa lecture avec la désagréable sensation qu'il subissait un lavage de cerveau, Adriel tourna une dernière page, puis posa ses yeux sur des lignes qui l'ébranlèrent immédiatement. 

« J'ai tant crié, si vous saviez. J'ai supplié, j'ai pleuré. Tant que mes yeux semblèrent fondre sous ma peau. J'ai tout tenté, j'ai même demandé à échanger ma vie contre quelques jours de répit, enfermé entre ces quatre murs qui ne m'avaient jamais paru aussi rassurants que maintenant. Je suis resté là, au milieu de cette route, à attendre, encore et encore. Qu'ai-je fait pour mériter ça ? La mort aurait été plus douce. La vie ici, dans ce nouveau monde désespéré, vide de tout et d'une seule et même nuance, me terrifie. La nuit, je peux entendre des sons que je n'ai même jamais rêvés. Des choses, dont je ne saurais dire si elles volent, rampent ou courent, me guettent et attendent que je m'endorme pour m'attaquer. C'est un tel supplice. J'ai réussi à rester éveillé quatre jours, mais je commence à fatiguer. Quand je ferme les yeux, je peux presque les voir me sauter dessus et me dévorer de leurs crocs acérés, eux qui rêvent de chair humaine depuis si longtemps. »

Il n'a pas si tort que ça, pensa Adriel en passant à un autre passage, complètement absorbé par sa lecture. 

« Je viens de voir un animal rôder près d'une étendue d'eau. Je crois que c'est un ours, mais il paraît si grand. Je me suis caché des heures durant, ma sueur piquant mes yeux fatigués. Là-bas, chez les Omégas, j'étais premier de grade ; je passais mes journées à proférer des menaces et à mener des équipes, et pourtant, je ne me suis jamais senti aussi faible et lâche qu'ici. Un animal m'attaque ? Des insectes me rampent sur le corps ? Je partirais en courant comme une petite fille qui vient de faire un cauchemar. Je sais, je suis pitoyable. Mais je suis convaincu que c'est parce que je n'ai aucune envie de vivre, désormais. Je n'ai personne pour qui me battre, rien à protéger. Dans mon ancien camp, tout ce qu'il me restait, c'était ma fierté. Et ça, je l'aurais protégée jusqu'à ma mort. Mais ici, à part survivre et peut-être me parler à moi-même, je n'ai rien à faire. »

La Terre des oubliésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant