JULIAN

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22h20.

Ma bonne humeur s'est fait la malle. 

La cause ? Ce type-là ! 

En position fœtal sur mon sofa à  micro-siestes, mon client semble avoir oublié ma profession. Mais sens de l'écoute oblige, je le laisse se vider de toute son eau salée avant de lui donner mon propre avis sur la question. Face à lui, les fesses posées sur la petite table d'appoint, je continue à distribuer des mouchoirs à foison, le regard dépité. 

Trois heures.

Trois putains d'heures qu'il me conte son amour incommensurable, pour celle qui s'est entichée de la braguette d'un autre. Ai-je une tête de psy, sérieux ? Son dossier était pourtant parfait. Prêt à passer à la moulinette cette croqueuse de diamants. Mais c'était sans compter sur la ténacité de cette nana. Vingt piges et elle a déjà compris comment obtenir le pouvoir suprême: mener un mec  par le bout de la queue et il vous mangera dans la main. Au point de finir aveugle et en calbut. Les doigts crispés contre le bord du plateau en verre trempé, je retiens ma respiration avant d'oser poser - la - question. Celle à trente mille dollars, pour être plus précis. 

— Du coup, on annule la procédure de divorce ? j'articule péniblement, dans l'espoir de le voir revenir sur sa décision.

Un sourire constipé sur la tronche, ses lunettes rondes sur le bout du nez, il acquiesce avec fermeté. Foutue Girl Power !

 — Oui, monsieur Harper. Je l'aime, vous comprenez ? Même si mon Emma a fauté, elle m'a certifié que cela ne se reproduira plus. 

Son regard de chien battu, me supplie d'avoir un peu d'empathie à l'égard de son petit cœur d'artichaut. Je le pourrais, oui. Mais ma prédisposition génétique ne me le permet pas. Les coudes bien ancrés sur mes genoux, je contemple les dégâts. Le nez enfouit dans son Kleenex, il n'ose plus me faire face. Soixante-dix piges, et il n'a toujours rien compris aux femmes... Un léger raclement de gorge et son visage trempé retrouve à nouveau ma direction. Ma carte de visite entre les doigts, je signe la fin de notre entrevue :

— Je pense que vous faites une erreur, Monsieur Winston. Mais si Madame décide à nouveau de prendre son goûter dans le jardin d'à côté, je serai ravi de défendre vos intérêts, j'ajoute d'une voix placide, alors qu'il passe le pas de la porte de mon bureau, tête basse. 

Encore un, où le mot fierté a pris la clé des champs...  

Un rapide coup d'œil à mon poignet suffit à me faire bondir du guéridon. Clément doit déjà m'attendre. D'un pas pressé, je me dirige vers mon espace de travail bordélique, et attrape ma veste en cuir sur le dossier de mon vieux Chesterfield, hérité de mon père. Un bras enfilé, j'ai besoin du second afin d'actualiser ma messagerie, pour la cinquantième fois de la journée. La roulette tourne, pendant que mon deuxième bras fusionne à son tour avec le cuir. 

— Allez chérie, prouve-moi que tu es une joueuse hors pair...

Les paumes de chaque côté de mon ordinateur, j'esquisse un sourire de satisfaction. Je le savais. Que de la gueule. Après tout, n'est pas un as qui veut. 

Dommage, ce petit jeu m'intriguait déjà...   


                                                                 ⁂

Le Wyatt's Tavern fait partie de ses établissements, où vous êtes assurés de ressortir, non sans un large sourire vissé sur la tronche. Situé en plein cœur de la Grosse Pomme, ce club atypique aurait toute sa place dans les rayons de nos chères pharmacies. Un véritable anxiolytique, exempt d'effets indésirables. 

Mon cuir déposé dans le sas d'entrée, je pénètre au cœur de l'ambiance feutrée et rustique du lieu. Une véritable grotte où la déconnexion est totale. À la recherche de mon complice de toujours, une main enfoncée dans la poche avant de mon jean, je survole d'un regard vif les tables en bois sombres, disposées en cercle autour d'un imposant comptoir en merisier.  Mes doigts libres fourrageant énergiquement ma tignasse sauvage, un rictus malicieux s'éprend de mes lèvres à l'instant où ma cible entre dans mon champ de vision.

Il n'a pas perdu de temps, l'enfoiré.  

Sur ses cuisses, une brune toutes options. La tête balancée contre le torse de mon meilleur ami, - vêtu de son éternel costume trois pièces-, il dévore son casse-croûte à n'en plus finir.   Un ballet où sa langue et ses dents, attise mes flammes. Profite-en bien mon poulet, la relève arrive. En trois foulées, je me retrouve à les surplomber de mon mètre quatre-vingt-cinq. Son majeur sous le nez, ouvre le bal. Un sourire carnassier en retour, il sait déjà que la partie est pliée. Mode boudage activé, il baragouine dans sa barbe épaisse, avant de repousser de ses genoux la petite bombe, dont le regard vole déjà vers une autre contrée. Plus précisément, la mienne. 

Hypnotisée par les quatre premiers boutons absents de ma chemise blanche, elle ne remarque pas le regard prédateur qui éclaire mon visage. L'instant parfait, pour la faire prisonnière de mon irrésistible charisme . Tel un félin, le buste penché en avant, je l'enferme entre mes paumes autoritaires. En appui sur la banquette en velours rouge, ses hanches prises au piège, je savoure les frissons qui l'envahissent. D'une main, je viens jouer avec les mèches foncées échappées de son chignon. Encore une, pour qui le mot scrupule n'a point sa place.

— La marchandise te plaît, ma beauté ? je l'interpelle d'une voix suave.

En réponse, ses yeux sombres continuent leur dégustation, marquant une longue pause, à l'endroit même où Junior palpite. Mon pouce entre en action. Pincer avec douceur la fossette de son menton et lui faire comprendre que ma queue est de premier choix. Ses yeux croisent les miens. Ils papillonnent. Je sais ce qu'il me reste à faire. Le bout de mon nez prend le relais. Tout en effleurements lents et calculés, j'effectue de petits cercles sur sa joue, puis dans un souffle assez puissant, j'allume sa mèche :

— Suis-moi, ma poupée...

Si la musique pop, diffusée à travers les deux enceintes de l'établissement est limite assourdissante, son gémissement, lui, explose littéralement l'échelle des décibels. Sa main dans la mienne, j'adresse dans son dos, un check bien mérité contre le poing du loser du jour. Un large sourire en coin pour réponse, la rancune n'aura jamais sa place au sein de notre duo.

À nous deux, numéro 1810...


Au-Delà Des ApparencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant