Grenadine

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Elle est blonde. Et je l'aime comme ça. Je la porte à mes lèvres et je l'allume.

« — Bon, je n'avais plus que de la grenadine... me lança Mélodie, tu fumes beaucoup trop.
— Oh... ça va c'est que ma troisième de la journée, répondis-je en soufflant la première bouffée.
— Ce n'est pas élégant une fille qui clope.
— Tiens, c'est sexiste ça, non ? »

On se met à rire. Elle est belle. Elle pose les verres de grenadine et s'installe avec moi, ses bras autour de mon cou. Sa tête contre l'arrière de la mienne. Elle est rousse. Et je l'aime comme ça. Je dépose ma tige et je l'embrasse avant de reprendre une bouffée. Depuis notre fenêtre, je peux observer la rue, la nuit, les gens qui passent. Septembre vient à peine d'arriver et il fait encore bon dehors, le vent n'a pas encore emporté la totalité de nos soirées de vacances. Et bien que je sois dans les bras de ma douceur de carmin, mon esprit est lourd, à tel point que cela en est angoissant. J'enchaîne les séances de dédicace depuis la sortie de Métro, mais mon ego est bien maigre. En dépit du fait que je me débrouillais correctement pour une première œuvre, cela est beaucoup moins agréable que je ne l'imaginais. Je ne suis pas déçue, mais presque.

J'essaie tant bien que mal de chasser toutes ces mauvaises vibrations autour de mon cœur, je ne suis pas Yôzô, du moins, j'ai réussi à prendre un chemin plus brillant. Et pourtant, au fur et à mesure que ma cigarette se consume, l'angoisse de devoir discuter avec celle qui partage mes obscurités, grandie comme une grossesse que je n'aurais pas voulue. Comme si à sa naissance, cet enfant viendrait me retirer tout ce que je possède. Mon vide, mes pensées... de nombreux soirs, j'aurais été prête à tous les sacrifices pour les échanger contre un peu de douceur. Mais en ce coucher du soleil, l'idée de ne pas pouvoir passer la nuit seule est abjecte. Ce sentiment me rappelle toutes ces fois où j'essayais, en panique, de m'endormir avant le repas du soir afin de ne pas me retrouver face à mon père.

« — Tu m'apprécies ? Ses yeux bleu brume.
— Qui ne t'aimerait pas ? », mes yeux vert sombre.

Répondre à une question par une autre pour ne pas dire la vérité est un art que les enfants sereins ne peuvent affectionner. Huit heures du crépuscule, un bout de résine dans la poche, quelques manuscrits sur le sol. La lune toque aux volets, une clope entre les doigts, à deux on se sent moins seules. Elle sourit et son amour l'aveugle, l'empêchant de relever le fait que « sol » et « seules » est une rime bien pauvre. Il y a deux ans, elle ne m'aurait pas épargnée.

« — Ma petite écrivaine, je suis tellement fière de toi ! » Elle est adorable, et si l'idée de lui parler ne me retournait pas les tripes, je lui aurais offert ma vie pour ces mots.
« — T'attends pas à un best-seller, ce n'est qu'un recueil de poèmes à la con.
— Ah... Métro, si, il va percer ! Moi je te le dis ! »

Mélodie... elle est rousse, gentille, beaucoup trop enthousiaste, mais elle m'aime. Elle m'aime fort. Comme le ciel. Si seulement c'était réciproque... elle n'a rien à envier aux autres filles que j'ai pu rencontrer dans ma vie. Son esprit optimiste et sa douceur font qu'elle mériterait le bonheur. Pourtant, c'est moi qui partage ses nuits. Elle m'a écouté pour apercevoir des démons sympas, mais aussi, parce qu'elle a très peu d'amies. Son cas fait partie de ces rares bourgeoises de campagnes qui sortent du lot au lycée, car elles ont imité l'influence de la ville. Lorsqu'elle vivait encore très loin, à des kilomètres au nord de Dubstown, entre Metz et Brighstone, elle était vue comme un petit mouton noir. Son maquillage était inspiré de divers comptes suivis sur Instagram. Son style vestimentaire slalomait entre Tumblr et Facebook et ses goûts musicaux provenaient tout droit de ses grands frères qui, eux, jonchaient les pistes de boîtes électros et les fosses de concerts de métal. De plus, sa naïveté viscérale et le manque d'attente de ses parents avaient provoqué chez elle une tendance répugnante à pardonner chaque être sur terre. Elle ne connaissait pas la méchanceté pure. Pour elle, « pur » n'avait rien en commun avec « uniquement » ou « seulement », pour elle cela voulait dire « sans défauts moraux ». Elle est pure, d'une pureté non moins profonde que celle qu'elle apercevait à travers les gens. Sa cécité était détestable de ce point de vue là. Néanmoins, c'est aussi ça qui la rendait incroyable. Ne suis-je pas tombée dans ses bras, car j'ai vu chez elle une feuille blanche à noircir ? Cela est probable. Pourtant, elle n'a pas changé d'un pouce, mais mon amour, lui, s'envole petit à petit. Au même rythme que ma cigarette qui approche de sa fin.

Notre modeste appartement éclairé de néons mauves — en plissant les yeux on peut imaginer des aurores boréales — et notre petite routine qui se clôture toujours face à cette fenêtre. Je pouvais jurer qu'il y a quelques mois cette routine m'apaisait. Que s'est-il passé ? Pourquoi toute cette vie finit-elle par me débecter ?

Ma cigarette se termine pour de bon et je sens que je tire sur le filtre. L'angoisse revient comme une voiture à toute vitesse lors d'un virage. Ma troisième vue s'écarquille sûrement face à ce choc, mais mon visage reste impassible, seul mon cœur aurait pu me trahir. Je décide de sortir urgemment, peu importe le prétexte, je suis prête à improviser.

« Pourquoi tu mets tes chaussures ? » est une interrogation que je trouve horriblement immorale. C'est obligé la personne à avouer son besoin de s'éloigner. Comme si le désir en lui-même n'était pas déjà assez honteux. J'étais parfaitement consciente que Mélodie ne pose jamais de questions piège, et elle ne sera jamais vicieuse au point de vouloir me piquer avec mes propres péchés ; pourtant dans mon état actuel je n'eus qu'une envie, c'était de lui dire de se taire.
« — Je vais juste prendre l'air seule. Ne t'inquiète pas mon chat, je reviens vite. »

La porte se ferme. Je soupire, cela fait deux ans que nous sommes ensemble, j'ai l'impression que depuis notre premier baiser nous n'avons jamais quitté cet appartement. Il fait un peu froid, mais une odeur réchauffe mes narines. Ça part de la cour intérieure. Je suis ce parfum illicite. Je ne suis pas du genre à empêcher les gens de faire ce dont ils ont envie. Je ne suis pas non plus de ceux qui viennent quémander un peu de joints quand ils en voient un. D'ailleurs, j'ai toujours ce bout de résine dans la poche, mais ma curiosité me pousse comme une paire de mains contre mes omoplates. Alors que mes pas, lents et silencieux s'approchent de la cour, j'aperçois celui qui m'a attiré jusqu'à lui. C'est un gars, un peu grand, cheveux noirs, une longue parka kaki, épaisse, et un joint de weed entre les doigts. Malgré son regard dans le vide, ses écouteurs aux oreilles et le fait que je ne sois pas en face de lui, je sais qu'il m'a repéré. Je m'approche, m'asseoir à côté de lui n'était pas voulu, les autres bancs étaient mouillés. Il crache une bouffée de fumée avant d'enlever un écouteur d'un geste lent.

« — L'odeur te dérange ? »

Il a la voix grave. La voix rauque. L'expression d'un mec qui est au courant qu'il est trop tard pour s'excuser. C'est niais n'est-ce pas ? Et pourtant je le sais, je le sens, c'est un garçon étrange.

Odeur de clopeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant