Danse jusqu'à ce que tu putain de crève.

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Quelques jours après la fameuse soirée où j'ai menti à Mélodie, nous étions vendredi. Vendredi 9 janvier, en 78. Nathanaël, qui semblait m'éviter depuis un moment, avait décidé d'accepter que l'on se voie. Nous avions rendez-vous sur les quais du centre-ville. Il avait un pack de bière et un peu de weed. Toujours dans sa parka verte, moi j'avais une grosse veste par-dessus un pull à capuche jaune. Le vent était très léger, presque imperceptible, ce qui était rare en ce lieu, ce qui était rare en cette période de l'année. Il avait l'air plus souriant que d'habitude et je ne pus m'empêcher de lui faire la remarque. Il me répondit avec un rire, son sourire me rendait heureuse. Il me demanda ce que faisait Mélodie, je lui répondis qu'elle était sûrement avec LG2D, il se remit à rire. C'était presque quelqu'un d'autre. Nous nous sommes assis sur un banc, proche de l'eau, le pack entre nous deux. Il prit une bière et me tendit la main comme pour attendre que je lui donne quelque chose. Je lui sortis presque instinctivement le briquet noir, il le prit, le regarda et ouvrit la bière avant de me la tendre en disant : « Bien vu, bg. », ça me surprit et me fis lâcher un petit rire. Il était charmant dans sa manière d'être sûr de lui. Il me faisait sourire et mes yeux verts avaient retrouvé de leur éclat, j'en étais sûr. Il me rappelait Lisa-Maria quand nous fumions sur les quais.

« Tu sais, commençais-je, quand j'étais au lycée je venais ici pour fumer.

— Moi, aussi, répondit-il.

Il ouvrit sa bière sans me regarder, but une gorgée, étendit ses bras sur le rebord du banc, avachi, et souffla de soulagement. Il me regarda, je fumais une Winston Cents, il m'en demanda une, je lui tendis. Il l'alluma puis reprit.

— Je pense sans aucun doute que les gens comme nous sont tous passés ici pour fumer au lycée. » Il me regarda à nouveau. « Tu devais être la fille timide embarquée par la fille cool toi, non ?

— Haha, bien deviné, toi tu devais être...

Je scrutais son visage comme pour trouver une réponse au fond de celui-ci, mais il prit la parole avant que je continue.

— J'étais le gars timide embarqué par le mec cool. Puis un jour, le mec cool était un peu moins cool, et c'est moi qui suis devenu le mec cool. Puis j'ai trouvé un gars timide pour l'embarquer.

— Ça ne m'étonne même pas de toi !

— T'es belle quand tu fumes. »

Il a lâché ça sans prévenir, et sans me regarder. Il n'aurait pas supporté le fait de soutenir mon regard. Même pour lui c'était une bombe qu'il venait de lâcher. Il compléta ensuite avec : « C'est élégant une femme qui fume. ». J'eus un souvenir et lui demanda après lui avoir tapé la jambe avec le plat de ma main en avançant mon visage du sien : « C'est sexiste ça ou pas ? », ce qui le fit exploser de rire. Il fit mine d'essuyer une larme du coin de son œil après avoir ri aux éclats. Le voir de cette manière me rendait folle, il me complimentait sur mes yeux, sur ma manière de regarder les choses, il complimentait mon sourire, je me sentais bien avec lui. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu autant d'émotions en parlant à quelqu'un. Et à ce moment-là, je savais très bien que j'écrirais un jour sur ce souvenir.

Au fil des bières, des joints, des clopes, des blagues, on se racontait nos vies comme de vieux amis, comme si l'on faisait ça depuis toujours. Il avait une manie de me parler en appelant les gens par leurs prénoms dans ses anecdotes, comme si je savais qui était ces personnes. Je fis rapidement de même et je me rendis compte que c'était beaucoup plus agréable de faire ainsi. Nous avions une sorte de pacte de la simplicité qui se signait au fur et à mesure que les heures passaient. L'on se disait tout sans jugement, sans questionnement et sans jalousie. Comme si le temps de cette soirée, nos ego n'étaient plus rien. Mais c'est alors que le sujet de notre conversation prenait une teinte triste et noire, que je suis tombée amoureuse de lui.

Nous parlions d'esthétique et débattions sur les meilleures raisons de se lancer dans l'art. Le sujet venait de dériver sur la vie, son sens, ce qui était vrai, ce qui était faux, et la barrière entre ces deux états.

« Mais si tout est faux, commençais-je, à quoi bon continuer ? Qu'est-ce qu'il y a dans ce monde d'assez sacré pour que je continue à avancer ?

— Toi, répondit-il avec un sourire.

— Moi ? Mais je ne suis rien.

— Tu es tout.

— Tu me dragues ?

— Tu as besoin d'être unique, pas vrai ? D'être le joyau de la couronne, la reine que tous les chevaliers veulent protéger. La sacrée, la Divine, t'aimerais que l'on te regarde avec une passion qui n'existe pas ailleurs, comme tu aimerais que Mélodie te regarde parfois. C'est parce que tu penses obtenir ça de moi que tu t'intéresses à moi ?

— Ce n'est que... enfin... bégayais-je. Je pense que tu as raison. J'ai moi-même une vision horrible de Mikaël, je dis souvent que c'est la société qui me voit comme ça, mais si je peux me permettre de citer Dazai : "The society ? Don't you mean yourself ?"
— Pourquoi cites-tu la traduction anglaise ?

— Je... ne sais pas ?

— Peu importe. Il a raison. Pour moi du moins. Je ne vais pas te mentir Mika, ton petit délire d'être sacré, ça me répugne. T'es magnifique, t'es un ange, et je trouve plein de trucs chez toi qui sont super. Mais je n'ai pas envie de te traiter comme... arrête de pleurer ! Rah ! Je ne vais pas m'arrêter parce que tu pleures.

— Crying, commençais-je pleine de larmes, crying is not an emergency.

Ça le fit rire, moi aussi.

— Tu sais, le sacré, le divin, l'unicité, l'individualité. C'est des conneries. Arrête de voir ça comme ça. Les montagnes, la mer, la beauté du monde, les trésors, la gloire, c'est la même chose que tes conneries d'amour sans pareil. J'ai lu ton bouquin, j'ai lu tes écrits. Tu rêverais qu'on t'offre le monde. Toujours là, à dire que la petite fille n'est pas forcément une princesse. Ce n'est pas histoire d'éveiller les consciences que tu dis ça, c'est juste pour te rassurer toi. Parce que dans le fond tu dois avoir un problème avec ton père ou un truc du genre, tu t'es faite larguée par le beau gosse du lycée. Bref, t'as pas pu être la princesse que tu voulais et maintenant tu te ronges les os. C'est pour ça que t'as trompé Mélodie avec Love'. Je me trompe ?

— On peut dire que t'as presque raison... »

Je ne pouvais m'arrêter de pleurer et sans m'en rendre compte, j'étais déjà sous son bras, le pack par terre, malgré tout ce qu'il disait, il me protégeait. Il ne voulait pas me blesser, il voulait que je grandisse. Alors il se devait de conclure :

« Mikaël, tout est faux, les gens sont faux, l'amour est faux, la passion est fausse, car nous sommes tous pareils. Tu ne seras jamais différente d'une autre, mais ça veut aussi dire que tu ne seras jamais différente de Mélodie, de Sinclair ou même de Kumo. Mais ce n'est pas mauvais. C'est bien, car si tout le monde est pareil, à quoi bon aller voir ailleurs ? Si tout le monde est pareil, pourquoi vouloir tuer un autre ? Vaincre un autre ? Nous sommes artistes, notre mission c'est de faire vivre cette illusion chez les gens, ou alors de la briser avec violence. Nous sommes des guides, mais nous ne devons pas nous faire convertir par notre propre parole. Tu es Mikaël, tu es une partie de l'individualité universelle, et n'oublies jamais. Parmi tout cet univers, le fait même d'avoir un prénom devrait te couvrir de joie. En te disant cela, tu comprendras. Ce que tu ne fais pas, quelqu'un le fera à ta place, rien n'a de sens, personne n'a de véritable but. On ne peut rien faire d'unique dans ce monde, alors tout ce qu'on peut faire, c'est danser la vie, il faut que tu danses la vie, sinon la mort te fera valser. Fais danser tes doigts sur le clavier. Tu ne peux être unique, mais tu peux lancer le mouvement. Danse avec les pinceaux, danse avec la voix. Le reste n'a pas de sens. Soit tu es l'écume, soit tu es la vague, mais l'océan ne restera que de l'eau. Aucune goutte n'est différente d'une autre à marée basse. Rien ne change à marée haute. Mais les vagues dansent et emportent le reste du monde avec elles. Seuls les dieux sont poissons, requins, baleines, nageant dans nos mouvements et utilisant notre passage dans leurs affreuses branchies pour vivre grâce à nous. Nous ne pouvons que danser entre leurs écailles. Alors, danse. Danse jusqu'à ce que tu crèves. Danse jusqu'à ce que tu putain de crève. »

Et je l'accompagnai jusque chez lui, et ensemble nous avons parcouru la nuit.

Odeur de clopeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant