La Gueule du Serpent

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 L'air me manquait, le stress montait, ces deux choses ensemble étaient destructrices et je ne pouvais pas rater ma prestation. Le temps semblait ralentir, j'eus pendant quelques instants un éclair de Lucidité. Et c'est alors que j'ai eu en tête le corps de Nathanaël, son corps mouvant sur la musique lorsqu'il tentait de sortir ce qu'il avait en tête. Quand son être entier se laissait bercer par la musique et que sa bouche semblait pouvoir tout dire sans briser le rythme. Danser pour Ressentir, puis Créer pour Exprimer. C'était ça, un état de Gnose artistique. Je connaissais mes musiques par cœur, et j'avais même l'hologramme pour me resituer. Je n'avais pas besoin de réfléchir. Alors mon corps se mit à bouger, mes mouvements devinrent vifs, mais souples. J'étais devenue une sorte de reptile qui se courbait et s'allongeait sur la table de mixage de manière nonchalante. J'étais aisé devant le son. J'avais ouvert la Gueule du Serpent. Le crâne se changeât en œil et je fis ma transition comme jamais je ne l'avais faite auparavant, avec un timing si parfait que je faillis me déconcentrer en m'extasiant dessus. Je ressentais tout mon être, et ce jusqu'au bout de mes cornes. J'étais Mi-K, un demi-crane cornu, un quasi-cas. La suite fut une transe d'une demi-heure avant que ce ne soit le tour d'un autre camarade. Lorsque je retirai mon masque en coulisse, transpirante, haletante, je ne voulais plus qu'une seule chose : dormir. Ugajin m'intercepta avec un verre d'eau avant de me féliciter. J'avais réussi ma deuxième année.

« Attends, quoi ? Comment j'ai pu réussir on a même pas l'avis du public et je ne me souviens même pas avoir entendu d'applaudissements ou de cris.

— Je n'ai que faire de leur avis minable. Je voulais voir si tu avais bien compris tout ce que je t'ai dit.

— C'était fait exprès le coup du masque ?

— Évidemment, ne sois pas débile. Mon test était de voir si tu avais assez travaillé la technique pour pouvoir la refaire en cas d'état second. Si même en étant inconsciente tu es capable de reproduire tes techniques, c'est parfait. En tant que musicienne tu seras amenée à reproduire la même chose plusieurs fois. Si tu n'étais pas capable de le faire sans ton cerveau, alors c'est inutile de penser que tu as ancré quoi que ce soit en toi.

— Je n'arrive pas à comprendre si c'est psychologique ou... spirituel ce que t'essaies de me dire.

— Les deux. Va te reposer, nous continuerons demain. »

Dès mon réveille je fut assaillie des félicitations de mes camarades pour avoir réussi ma deuxième année, Ugajin m'attendait avec sa mère dans ses bureaux. Lorsque je suis arrivée au centre de l'échiquier, Ikumi m'accueille avec du thé, sur l'un des canapés. Ugajin se tenait debout.

« Ugajin m'a dit qu'il validait ton ascension, me lança Ikumi. Je suis fière de toi Mikaël.

— Merci beaucoup, répondis-je en me courbant. Merci à vous deux de m'enseigner la voie de l'art.

— Tu es une élève du clan Hirano, tu te... commença Ugajin avant que sa mère ne le coupe du regard.

— Ugajin, lança Ikumi avec affection. Je pense que tu es trop jeune pour accueillir un élève, va donc t'occuper.

Ugajin partit droit, respectant les ordres de sa mère.

— Madame Hirano, lançais-je. Ugajin est un excellent professeur, je suis vraiment heureuse de poursuivre mon apprentissage sous sa responsabilité.

— Je n'en doute pas, Ugajin est un garçon très doué et malgré son attitude très formelle et hautaine, il est pédagogue. Il est dommage qu'il ait atteint le maximum de son potentiel.

— Que voulez-vous dire ?

— Mikaël, prends place à côté de moi laisse moi te raconter une histoire.

Je m'assois à sa gauche.

— Mikaël, connais-tu ce qui te différencie des autres élèves de la Galerie ?

— Je n'en ai aucune idée, pardonnez-moi.

— Ne t'excuse pas, rétorqua-t-elle avec bienveillance. Contrairement aux autres élèves de cette Galerie, tu reviens du monde des aberrations, tu t'es retrouvée au cœur d'une tempête spirituelle où des êtres qui n'avaient rien à faire entre eux menaient une horrible guerre. Très peu ont la force de se relever d'entre les morts après ça.

— Qu'est-ce que les aberrations rajoutent à ma personne ? Ce ne sont que des croyances.

— Croyance ou non, ce que tu as vécu était bien réel. Tu as en toi une culture profonde et des souvenirs mystiques. Beaucoup des élèves ne sont là qu'après un travail acharné et une immense culture. Tu n'as accompli aucun de ces deux exploits et pourtant tu te tiens à leurs côtés depuis deux ans. Tu es spéciale.

— Je vous remercie énormément, mais quelle est cette histoire dont vous m'avez parlé ? »

Alors Ikumi se mit à me raconter l'histoire de sa galerie.

Lorsque la galerie fut ouverte, Ikumi était déjà très célèbre pour sa capacité à produire des chefs-d'œuvre sur demande, et ce sans préparation. Elle eut même été surnommée « Kirin » à cette époque. Ikumi avait pour objectif de changer la vision que les gens avaient de l'art, pour en faire quelque chose de Haut, de Technique, de Puissant. Elle put rencontrer énormément d'artistes différents qui voulaient exposer ou performer dans sa galerie. Ikumi était très sélective et très déçue. Elle se rendit vite compte que très peu d'artistes amateurs maîtrisaient vraiment leurs compétences, et certains se trompaient complètement de voie. S'en suivit chez elle une crainte que l'art se perde, que l'art perde sa valeur. Ikumi ne voulait pas d'un monde sans art, elle ne voulait pas que l'humanité perde son unique pouvoir magique. Alors elle décida d'ouvrir une école au sein de la galerie et de recruter des artistes venant des quatre coins du monde. Cette école ne devait pas créer des artistes, non, elle devait créer des symboles, des artistes capables d'ouvrir les yeux aux gens, des artistes qui n'étaient pas là pour créer, mais pour donner envie de créer. Avec le temps, elle fit vite la différence entre les artistes et les symboles, et c'est ainsi qu'elle commença à parler de destinée, de potentiel. Ikumi ne révélait pas ce qu'il y avait de plus satisfaisant en vous pour votre ego ou votre bénéfice, elle le révélait pour que d'autres personnes puissent avoir envie de créer aussi.

Ikumi cherchait quelqu'un qui pourrait continuer ce qu'elle a commencé.

Odeur de clopeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant