Cela faisait un mois depuis la dernière fois que j'avais vu Anna. Laureline était passée quelques fois à l'appartement et nous avions eu l'occasion d'aller boire un verre, Mélodie et moi, avec Timer et la nymphe. Ces deux-là étaient devenus de bons amis, au temps pour moi que pour mon couché de soleil. Timer, malgré ses mauvaises fréquentations, était un garçon tout à fait charmant, il était serviable, poli, et avait une manière de parler qui n'avait rien à envier aux nobles de la période napoléonienne. La fameuse nuit avec Laureline s'est effacée dans le silence et nous n'en avons jamais reparlé. Cependant, je soupçonnais Timer d'être au courant de quelque chose, au vu de certaines allusions qu'il m'avait fait lors de conversations sur Instagram. Sinclair avait l'air de m'avoir oublié, car il n'avait toujours pas répondu à mes messages, preuve, encore une fois que son travail lui prenait beaucoup trop de temps. Après tout, ses œuvres ont toujours été d'une qualité spectaculaire, il y passait tout son temps lorsqu'il n'était pas avec Éva, et encore. Mais j'imagine que ce qui intéressera le plus les lecteurs est de savoir si 312 était bien Anna. Il s'est avéré que oui. Il l'était, mais ce n'est justement qu'un mois après qu'il daigna enfin me porter de l'attention.
Comme je le disais, cela faisait un mois depuis la dernière fois que j'avais vu Anna, je l'avais suivi sur Insta seulement quelque jour après, autant dire qu'il savait prendre son temps. Il avait dû remarquer mon follow ainsi que mes likes étant donné que sa page ne contenait que très peu de followers, j'osais imaginer que peu de gens avaient analysé les œuvres qu'il laissait au point de tomber sur son compte. Il ne signait jamais ses œuvres et le seul moyen de savoir que c'était lui qui les avait faites était de les retrouver sur son compte. Une pratique plutôt répandue chez les artistes de rue.
Il venait de m'envoyer un message lorsque je sortais du lit : « Alors, on me cherche ? », cela me fit sourire. Nous avions commencé à discuter et à vrai dire, cela me plaisait énormément. Ses tournures de phrases, ses jeux de mots, sa manière d'écrire montraient qu'il s'amusait avec les mots, il me l'avoua lui-même plus tard, il adorait la langue française.
Anna, de son vrai nom Nathanaël Hawksworth, était un anglais d'une vingtaine d'années possédant une double licence Philosophie-Histoire et était tout autant passionné du passé que moi. Cependant, contrairement à moi qui me spécialisais dans la pierre, la roche, le dur, que ce soit des architectures ou des ossements, lui s'intéressait à tout ce qui était écrit, parlé ou pensé. Les mythes, religions, cultes et langues du passé le fascinaient.
Il semblait pourtant très dédaigneux concernant mon intérêt pour les fouilles, considérant que se rouler dans la terre, la glaise et le sable n'était pas digne de son attention. Il n'était pas un agent de terrain, ce que mon âme de romantique décida de remodeler pour que mon esprit s'imprime sur le front : « Nous sommes complémentaires. » Et je ne saurais jamais si nous l'étions vraiment ou si ce n'était que mon imagination. Au fil de nos conversations, il répétait souvent : « Ainsi, tous deux en quête du pourpre, nous sommes rouge et bleu. » Ce qui avait pour effet d'accélérer mon rythme cardiaque et d'afficher un misérable sourire niais sur mon visage. Nous mettions en commun nos recherches et il arrivait souvent à donner une description sociale et culturelle de mes morceaux d'argiles et de mes tombeaux antiques.
Nous avions aussi des divergences, concernant les sépultures notamment. Plusieurs fouilles montrent que les hommes à leur début avaient différentes manières d'enterrer leurs morts, certains avaient de grandes fosses communes, d'autres enterraient leurs morts séparément, certains venaient récupérer des ossements après l'inhumation, etc. Nathanaël — puisque je pouvais le nommer ainsi à partir de ce moment — était d'avis que la fosse commune était une idée qu'il préférait à celle d'enterrer chaque mort séparément. Il me disait que ça le rassurait de se dire être au milieu de tous ceux qui ont rejoint l'autre monde, qu'ils pourraient le guider et le conseiller. Non seulement l'idée de la fosse commune me donnait envie de vomir, mais en plus elle brisait totalement, à mes yeux, toute la symbolique de la mort, ce à quoi il répondait :
« Les Pharaons, les grands Rois et autres seigneurs ou divinités terrestres ont tous eu le droit à de grands tombeaux imposant le respect et la fascination. Je pense que le peuple est rassuré, sous sa pierre taillée personnelle, de se sentir posséder un morceau de terre qui lui appartiendra même après la mort, comme une manière de se persuader que chaque personne qui passera devant se dira : "C'est lui ! Ce n'est pas un autre, c'est bel et bien Lui !", cela me répugne qu'on puisse penser que je me résume à un tas d'os dans une boîte enterrée. Comme les Pharaons et les rois, je veux être plus que ça.
— Tu n'es donc pas différent des autres, tu as juste une image différente de l'immortalité si l'on suit ton raisonnement.
— J'ai la même vision de l'immortalité que le reste du monde, cependant je fais partie de la minorité qui n'est pas aveuglée par son défaitisme. Combien d'êtres sur Terre ont le courage de marcher en quête de sa propre page de l'histoire ? Très peu sont âgés de plus de 20 ans. Une fois les responsabilités de la vie active et le stress des crédits à la consommation mis en place, il reste peu de gens qui osent prendre le risque de croire en leur unicité.
— Car tout le monde n'est pas fait pour ça.
— C'est parce que des gens pensent comme toi que n'importe qui peut y arriver. Alors que tous pensent : "Nous sommes 9 milliards, que pourrais-je apporter aux autres ?", la poignée qui se décide à affirmer : "J'apporterais ce que je suis, car ce que je suis peut marquer la vie." est forcément gagnante, car il n'y a que très peu de concurrence.
— Peu de concurrence ?
— Le métier d'artiste est un métier simple. Contrairement aux restaurants ou aux salles de sports qui se doivent de garder leur clientèle et de toujours faire mieux que leurs voisins, nous autres n'avons aucun mal à nous partager les clients. Personne n'écoute qu'un musicien, personne ne se contente que d'un peintre. »
Il aimait parler. Il aimait réduire la vision du monde à la sienne. C'est ce que je pensais à ce moment-là. Et alors que je le trouvais de plus en plus hautain et détestable, ma fascination envers lui grandissait. Car il était ce que j'avais toujours cherché.
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Odeur de clope
General FictionJe n'ai jamais cessé d'être celle que vous attendiez que je sois. C'était ma seule condition pour accepter de me croire exister. Voilà comment se dépeint Mikaël, jeune fille d'un milieu aisé qui rêve d'art et de passion mais délaisse rapidement le c...