Mon entrainement était aussi physique que logique, mon esprit comme mon corps étaient requis pour réussir les tests au fil des jours. J'apprenais différentes langues, le comportement que je devais adopter en société, je devais avoir des compétences de premier secours, je devais pouvoir me débrouiller avec la technologie. En tant que Symbole, je me devais d'être parfaite, susceptible de me sortir de n'importe quel contexte, en qualité de proche du Roi je devrais être capable de ne jamais ternir ma notoriété. Je devais être irréprochable dans ce que je faisais. Je ne nécessitais pas d'un système de fonctionnement sain, il me fallait le mode de vie le plus efficace qu'il soit pour ma situation, il me fallait les habitudes les plus utiles pour entretenir mon statut. Sinclair n'avait pas été jusque là. Il n'eut que très peu de temps été un Prince et il n'était pas très glorieux. C'est en partie pour ça qu'il rejoignit Charlatown, il y était plus simple d'être le meilleur là-bas tant les esprits étaient ouverts par les aberrations sans vraiment le savoir.
Lorsque je me regardais dans la glace, je repensais à toutes ces fois où je me suis surprise à fantasmer, à m'épouvanter, ou bêtement à admirer l'univers de ces géants, Nathanaël, Nise, Ikumi, Sinclair, et aussi Lisa-Marie à une certaine période. Leur passé était obscur et labyrinthique, leurs capacités étaient illogiques, de temps à autre complètement aléatoires, ils étaient des mystères vivants, des entités que l'être humain n'était pas prêt à rencontrer. Leurs paroles semblaient toujours venir d'abysses aux profondeurs lovecraftiennes et laissaient en moi une étrange curiosité qui virait dans certains cas à l'obsession. N'y avait-il pas de fond dans le puit de leur individualité ? Il m'arrivait même de me pincer, voulant me réveiller tant leur différence avec le commun des mortels était terrifiante. Mais alors que je progressais en tant que futur Protecteur du Roi, je voyais les marches de l'escalier menant à leur panthéon. J'étais moi-même devenue une aberration, une de ces entités voyageant entre les univers des gens pour en recueillir leur essence. Le cauchemar ne se finit jamais, nous passons simplement du statut de rêveur à celui de rêvé. Je savais que si ce n'était pas déjà le cas, je terminerais par être la hantise de quelqu'un d'autre. Le crâne à la corne fendue, cela m'avait donné des idées neuves pour la musique. De nouvelles histoires à raconter.
Il m'arrivait aussi parfois de repenser à Garden, en me demandant ce qu'il était devenu. Était-il entrain de conseiller une nouvelle âme en peine ? Où dormait-il dans le creux des abysses, relâchant ses tentacules ? Quand j'y songeais, je me disais que j'aurais peut-être été plus naïve sans ce maître du savoir. J'avais enregistré un album en son hommage, à lui et ses lueurs verts. Ugajin m'avait refusé de le jouer en concert, trouvant l'idée trop différente de ce que j'étais désormais, il m'a demandé d'attendre d'être dans l'ombre du Roi pour mes « récits expérimentaux ».
J'avais vécu une bien belle histoire et j'avais l'impression que je tournais une page de ma vie. Qu'un nouveau chapitre s'ouvrait. Mes nostalgies étant comme des adieux à chaque membre de mon passé. Je devenais plus sereine chaque jour et alors que la venue du Roi approchait, je me sentais prête pour évoluer en Protecteur.
C'est après un an que le Roi arriva. Une jeune fille, très fine, avec de grands yeux clairs, on aurait dit une note de musique. Elle était belle comme un ange, un vrai. Elle n'avait pas de compétences artistiques, aucune, son amour était pour les mathématiques, sauf qu'à Dubstown, les Mathématiques sont vues comme une esthétique par la totalité de la population.
La chose qui fut réellement perturbante était que cette gamine était comme moi à son âge. Ce même regard de petite nonne naïve, ce bandeau dans les cheveux, et surtout, cette sensation de ne pas être humaine. Cette enfant, c'était moi. Lorsque je fus seule avec Ikumi, je lui expliquai ce que j'avais ressenti.
« J'ai l'impression que si cette gosse rencontre des aberrations, elle va être foutue, je ne suis pas la bonne pour le poste.
— Calme-toi Mi-K, tu es celle qui faut, je l'ai sentie également. Elle a cette aura lilas, cette influence que tu avais aussi quand tu étais venue voir Sinclair. C'est la fascination des gens sensibles au Mauve Oeil. Mais c'est pour ça que tu es la mieux placée.
— Que veux-tu dire ?
— Ton crâne a une corne brisée. Même ton nouveau toi porte les cicatrices de ton passé, tant il fut monstrueux. Pourtant, tu te tiens à la position qu'aucun artiste de Dubstown ne pouvait espérer avoir. Tu as vaincu des démons puissants, tu as côtoyé des personnages mystiques et potentiellement très dangereux. Et par ailleurs tu te trouves devant moi, forte, intelligente, rusée, mais pleine de doutes.
— J'attire les aberrations, Ikumi ! Si elles me situent et qu'elles rencontrent le Roi, c'est fini !
— Mikaël, les aberrations sont un concept, elles n'atteignent que ceux qui y croient.
— Ma fille est une aberration, Ikumi.
— Ton devoir de protecteur est important, ne l'oublie pas. Si tu pars, tout s'effondre.
— C'est cool, on ne m'avait pas prévenu la dernière fois, j'ai perdu tous mes amis, donc je pense que j'ai compris la leçon. »
Ikumi me fit le cadeau de se retirer, elle aurait pu réduire ma vie à néant si elle le voulait, elle ne l'a pas fait, car elle avait pitié de moi. Après tout, je venais d'être horrible avec elle. Elle m'a offert un pouvoir que je n'aurais jamais pu avoir autrement, et je paniquais une fois que c'était à mon tour de jouer. J'étais ridicule. Je rejoignis ma Reine et lui demanda pardon avant d'aller voir le futur roi. Cette petite n'acceptait pas de donner son prénom. Je pouvais simplement regarder son dossier dans la base de l'école, mais je désirais l'entendre de sa bouche. J'ai donc insisté jusqu'à ce qu'elle daigne me le dire.
« Je ne veux pas !
— Dis-le-moi !
— Non !
— Si !
— Si tu réclames, je te donne mon pseudonyme !
— Ah... Vas-y, je me contenterais du surnom...
— Appelle-moi "K" ! »
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Odeur de clope
Narrativa generaleJe n'ai jamais cessé d'être celle que vous attendiez que je sois. C'était ma seule condition pour accepter de me croire exister. Voilà comment se dépeint Mikaël, jeune fille d'un milieu aisé qui rêve d'art et de passion mais délaisse rapidement le c...