De Glace et d'Argile

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 Il n'était plus rien qui pouvait impressionner après une vie comme la mienne, cependant me retrouver face à Hirano était quelque chose qui me marqua au fer. D'une splendeur que peu de femmes pourront atteindre un jour, elle était équivalente à une entité divine. Elle me proposa de rejoindre ses bureaux. Seule. Oliver était au courant que cela allait se passer ainsi et me fit signe qu'il allait attendre. Je suis alors entrée dans les bureaux de Hirano et j'y vis un tout autre monde.

La pièce était éclairée à travers de gigantesques vitres offrant une luminosité pure et rassurante. Le sol, en damier à gros carreaux, me donnait l'impression d'être un pion au milieu d'un grand échiquier où seule ma reine s'y trouve. Les canapés de velours bordeaux ne semblaient être là que pour décorer, personne ici n'aurait eu envie de s'asseoir. Face aux différents tableaux, je m'extasiais et tournais sur moi-même comme pour absorber chaque goutte de peinture du lieu. C'était moi qui étais en mouvement, mais j'aurais pu jurer avoir la sensation que c'était la pièce qui tournait. Petit à petit, la pièce devint un bâtiment indépendant. Indépendant du reste de l'univers. J'étais seule dans un autre monde avec Hirano qui était d'un coup plus chaleureuse, plus apaisante. Elle prit place sur l'un des canapés et me fit signe de venir. Instinctivement, je me couchai sur le canapé, la tête sur ses jambes. Elle me caressait les cheveux et commença à parler.

« Mikaël, pour quelles raisons ton cœur écrit-il ?

— J-Je n'y avait jamais vraiment pensé. Je pense que c'est avant tout pour me soulager.

— Pour quelles raisons ton âme a-t-elle besoin de se soulager ?

— J'imagine que la dépression joue beaucoup, mais je n'ai pas eu une vie facile.

— Raconte-moi. »

Alors j'ai tout raconté, en détail. Chaque moment de cette vie. De cette vie sans queue ni tête. Mon cœur me faisait souffrir entre chaque phrase, et des larmes coulaient entre chaque mot. Hirano, elle, m'écoutait attentivement, sans me couper ni me juger. Elle écoutait en caressant mes cheveux, en me massant la tête. Étant une reine, elle me faisait me sentir princesse dans sa douceur exaltée. Pendant mon récit, j'avais l'impression que des fantômes jouaient la pièce de ma vie devant nos yeux, comme si cette troupe ectoplasmique avait pour but de montrer à Hirano ce que j'ai vécu.

Elle n'eut aucune réaction particulière au nom de Nise, de Nathanaël, de Sinclair, de Damgaard. Même le fait que son propre mari soit impliqué dans toutes ces histoires, cela ne l'a ni surprise ni dérangée. Mais elle avait un temps d'arrêt quasiment imperceptible lorsque je mentionnais K. Sur le coup, je ne voulais pas y croire, je pensais que mon cerveau me jouait des tours, je ne voulais pas que même la grande Ikumi Hirano ait des frissons à l'idée de K. Elle eut cependant le même temps d'arrêt lorsque je lui parlai de ma tendance à rêver de Garden Lone Hope. Ikumi irradiait différemment à la fin de mon histoire. Je me releva, assis à sa gauche, mon regard plongea dans les abysses du sien, elle fit de même. Elle remarqua le serpent, elle aussi, ce que j'ai vu dans ses yeux à elle. C'était beau, calme, il y avait un ruisseau et l'air était frais. Dans ces yeux je pus voir des dizaines de cocons, tous enferment différentes créatures, de différentes tailles et de différentes formes. Elle était la reine de la Ruche, elle était la Mère. Mon cœur manqua un battement et je la questionnai : « Connaissez-vous Nathanaël ? », ce qui la fit sourire. Elle ne lâcha pas mon regard et me répondit qu'elle le connaissait, qu'il n'a jamais été accepté en tant qu'artiste ici. Nathanaël s'était rendu plusieurs fois ici, demandant à devenir un élève de Hirano, mais elle a toujours refusé, car selon elle, il avait un autre destin.

« Pour lui, la voie de l'art est une perte de temps, c'est un chasseur, une bête, pas un poète ou un peintre.

— Vous pensez que certaines personnes ne sont pas faites pour l'art ?

— L'art est universel, Mikaël, tout le monde peut créer, tout le monde à ça en lui, c'est notre magie. Mais Nathanaël, qui plus est, ne manque d'aucune qualité artistique. Seulement sa place n'est pas ici. Il est là pour créer autre chose.

— Que doit-il créer ?

— Il se pourrait bien, Mikaël, que Nathanaël ait à créer le futur de Dubstown.

— Non ! Non, stop, s'il vous plaît, je ne veux plus de ça. S'il vous plaît, dites-moi quelque chose de concret !

— Très bien, je comprends. Ma pauvre, tu as reçu une expérience si douloureuse... Nathanaël travaille pour quelqu'un de puissant, et sans le savoir. Sa vie n'est guidée que par les aberrations, ces évènements qui menacent l'équilibre de notre petite société. Il n'est mué que par cette soif d'équilibre et de justice. Mais surtout, il a peur du changement. Nise, Charlatown, tout ceci aurait dû être associé à Dubstown depuis longtemps. Mais les gens comme Nathanaël empêchent cela.

— Vous savez où il se trouve ?

— J'imagine qu'il est sûrement dissimulé dans les ombres de Dubstown, même si monsieur Damgaard l'a chassé, mon mari ne sera pas capable de l'empêcher de vivre ici. Nathanaël se fiche bien de tout ça. C'est la résistance contre Charlatown qui l'intéresse.

— Pourquoi à ce point ?

— Parce que si Dubstown se joint à son rival, nous deviendrons un secteur des sirènes, et Nise aurait probablement la main sur tout ce que monsieur Wa a construit. Et sans une Dubstown indépendante, il devra renoncer à tout espoir de vaincre Nise. Cet homme détient son père. »

Nise s'amusait à copier le père de Nathanaël, pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas le pouvoir de faire quoi que ce soit. Le père de Nathanaël était l'otage en l'attente de K. C'était aussi pour ça qu'il était aussi important pour Nathanaël. Mais pourquoi n'avait-il pas accepté de le rendre ? Des réponses apparaissaient, de nouvelles questions se posaient. Ikumi m'avait dit tout ce qu'elle savait. Cependant, ce n'était que la première étape. Elle m'annonça que maintenant que le contexte était posé, que la toile était bien en place, il fallait peindre mon futur. S'il était radieux, je devenais l'élève de la grande Hirano. S'il était obscur, je devais quitter tout espoir de marcher aux côtés des grandes de Dubstown.

Odeur de clopeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant