Chapitre 16 : Les fantômes du passé (5)

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Loti s'avéra en réalité plus utile que ce que je pensais : elle ne me retarda pas et s'occupa toute seule des poussières avec application et concentration pendant que je passais l'aspirateur, puis que je lavais l'immense baignoire et que je remplissais les placards. Elle eut fini alors que je commençais à passer la serpillière. En tout elle m'avait fait économiser vingt bonnes minutes.

Je terminai de laver la suite et nous sortîmes. Je portais le lourd bac de vaisselle en l'appuyant contre ma hanche et les ustensiles ménagers dans l'autre. Comme il y en avait pas mal, Loti porta le plumeau, le balais ainsi que la pelle et la balayette. Les gardes, qui nous emboîtèrent le pas sitôt que nous avançâmes, nous regardèrent curieusement, étonnés de voir leur princesse à la tâche. Heureusement nous n'eûmes pas à aller loin, seulement au placard de rangement de l'étage (car jamais je ne l'aurais laissé m'aider si nous risquions de croiser d'autres personnes que ses gardes, qui, étant exclusivement à son service, se devaient de lui obéir et n'avaient de compte à rendre au roi que sur des sujets précis qui n'impliquaient pas ce qu'elle faisait pour occuper son temps libre). Je rangeai les outils, puis nous nous rendîmes au rez-de-chaussée, toujours talonnées par les gardes qui ne voulaient pas lâcher Loti d'une semelle – et je pouvais les comprendre.

Nous nous rendîmes d'abord en cuisine où je pris place à un poste de travail équipé d'un lavabo pour faire la vaisselle. Ça aurait été beaucoup plus pratique si la famille royale avait investi dans des lave-vaisselles, mais comme tout était fait en porcelaine délicate ou d'autres matières toutes aussi fragiles, apparemment les lave-vaisselle risqueraient de les abîmer, donc c'était aux serviteurs de se coltiner la tâche pharaonique de nettoyer tout ça quotidiennement.

Je m'attelai donc à ma tâche avec un petit soupir alors que Loti s'installait sur le comptoir à côté de moi pour discuter. Elle me parla des cours de ses précepteurs ainsi que des jeux qu'elle s'inventait quand elle était toute seule et de ses discussions avec elle-même. Elle était très détendue en en parlant, mais sa solitude me pesa sur le cœur. Ce bout de chou était littéralement abandonné et ça me désolait. Elle n'évoqua ni ses parents, ni même Aaron, qui devait être trop occupé pour passer du temps avec elle. Il allait falloir que je lui en touche un mot, si je devais travailler pour lui. Même s'il était très occupé – ce qui était compréhensible vu qu'il était le prince héritier d'un pays en pleines crises sociales, militaires, politiques et parfois même religieuses – mais sa petite sœur était négligée et avait besoin de lui. Ça ne comptait peut-être pas autant que le devenir de tout un royaume, mais je savais qu'il l'aimait et qu'elle était importante à ses yeux, seulement il se laissait déborder... Je me promis de lui en parler dans les jours à venir.

Il ne me resta plus ensuite qu'à étendre le linge, ce que je fis rapidement pour m'en débarrasser. Comme il était près de midi quand je terminai, je décidai de raccompagner Loti dans sa chambre, où sa gouvernante devait déjà l'attendre pour qu'elle change de tenue avant le déjeuner. La petite rouspéta un peu – elle m'adorait mais savait bien que si je l'accompagnais elle n'aurait pas la possibilité de fausser une nouvelle fois compagnie aux gardes et à la pauvre madame Aubin – mais consentit à me donner sa petite main pour qu'on avance ensemble. On avait à peine fait trois pas lorsque quelque chose attira mon attention. Je m'arrêtai, l'estomac noué : le roi était à son balcon, les yeux rivés dans les miens. Ça ne servait à rien que je lâche la main de Loti, il nous avait vu. Tendue, je voulus détourner les yeux mais c'est lui qui bougea pour rentrer à l'intérieur. Je restai un moment à fixer le balcon mais il ne reparut pas, et aucun garde ne déboula à l'extérieur pour me jeter en prison. Finalement, je me remis en marche, poussée par Loti qui s'impatientait, et la raccompagnai à ses appartements.

L'après-midi passa rapidement : je me noyai dans le travail pour oublier mes soucis et mes angoisses, dont celle qui me tenaillait depuis que le roi nous avait vues Loti et moi. Pourtant rien ne s'était passé, aucune crise pour me rappeler ma position de servante et me punir d'avoir transgressé une bonne dizaine de règles fondamentales. Ce calme plat me dérangeait cent fois plus qu'un pétage de câble parce que je ne savais pas comment l'interpréter. Le roi n'était pas du genre à accepter la moindre forme de familiarité de la part des serviteurs, alors pourquoi n'avait-il pas réagi en me voyant tenir la main de sa fille ? Tout ça n'avait pas le moindre sens. J'étais sûre qu'il ne resterait pas sans rien faire, et plus le temps passait plus ça me torturait. Qu'attendait-il pour sévir ?

Le Prince et la PanthèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant