J'ouvris péniblement les yeux, qui me piquèrent immédiatement. Le regard flou, je distinguais seulement une fumée opaque et rouge. L'air était lourd, chaud, étouffant. Je suffoquais. En cherchant à emplir mes poumons d'air, je ne réussis qu'à les brûler douloureusement. Je toussai sans m'entendre et constatai qu'un furieux bourdonnement envahissait mes oreilles, m'empêchant de prendre conscience du monde qui m'entourait.
Je m'assis, reprenant mes esprits, et frottai mes yeux malgré la douleur. Je vis enfin où j'étais, et aucun mot ne pouvait décrire pleinement le tableau qui se jouait sous mes yeux. Il ne restait plus rien, plus rien que le silence et le feu. Ce feu rouge qui lançait ses cendres à l'assaut de mes yeux et de ma gorge, ce feu qui dévorait voracement la rue, se prélassant nonchalamment sur les cadavres qu'il carbonisait.
J'étais vide, sans aucune émotion, en regardant les flammes lécher les corps de mes amis, de mes frères, de la famille auprès de qui j'avais grandi. Il n'y avait plus de mots, plus même de cris ou de pleurs, rien que le néant qui s'emparait de moi. Je baignais dans le sang. Le mien ou celui des autres, qu'importe ? Nous saignions tous de concert, déversant nos boyaux dans les caniveaux. C'était le sang des sacrifiés qui coulait abondamment, piétinés sans scrupule par ceux même qui le versaient. C'était tout un village, et tout le bonheur qui s'éteignait.
Le bourdonnement s'atténua, et je revins pleinement à moi. J'entendais les derniers cris des survivants qui s'éteignaient progressivement à mesure que les monstres les assassinaient sans pitié. Le sang giclait, tâchait les murs qui disparaissaient peu à peu dans les flammes. Je tournai la tête. Au loin, un peu plus haut dans la rue, un homme en armure venait de plonger son épée dans la poitrine d'une vieille femme, et il riait alors qu'elle poussait ses derniers cris, tout comme ses compagnons qui descendait la rue pour traquer ceux qui avaient malgré eux survécu à la première vague, et dont je faisais partie.
Ce fut comme un déclic. La barrière céda, et j'eus peur, alors qu'il y a à peine une seconde je ne ressentais rien. Non seulement pour moi, mais surtout pour mes parents. Ils vivaient en périphérie du village, peut-être que les soldats n'avaient pas encore atteint cette partie-là ? Il fallait que j'aille les prévenir !
Je bondis sur mes jambes malgré la douleur, et me mis à courir comme je n'avais jamais couru auparavant. Je sautais par-dessus les cadavres sans sourciller, je courais dans les flaques de sang malgré leurs éclaboussures, plus rien n'avait d'importance. Plus rien excepté le visage de mon père et le sourire de ma mère. La peur et l'inquiétude montaient en moi, ainsi qu'une sourde colère qui me donnait l'impression de pouvoir tout surmonter. Je ne pensais à rien, seuls ces mots tournaient en boucle dans ma tête : « Papa, maman, papa, maman, papa, maman. Pitié, faites qu'il n'ait rien, pitié ! »
Ma course fut violemment stoppée au coin d'une rue, quand je percutai un corps cliquetant. Un soldat ! Je faillis tomber mais il me rattrapa par le bras. Je plongeai mes yeux dans les siens : je n'y trouvai qu'un abîme de rage et de sadisme. Un sourire étira son visage couvert du sang de ses victimes, et je sus qu'il allait me tuer.
Je poussai un hoquet et repoussai les draps trempés de sueur, le cœur battant la chamade, et le cœur au bord des lèvres. Je me levai en quatrième vitesse, ignorant le vertige qui me saisit, et me précipitai dehors jusqu'aux toilettes. J'entrai dans un des compartiments sans prendre le temps de fermer la porte, et me laissai tomber à genoux pour vomir dans la cuvette. Tremblante, je m'assis contre le mur, les genoux ramenés contre ma poitrine, le souffle haletant, sans parvenir à calmer ma respiration. Je n'entendais que les battements de mon cœur et mes respirations paniquées, et je voyais trouble. J'avais l'impression qu'un étau compressait ma cage thoracique. J'étais en pleine crise d'angoisse, incapable de me détacher de mon cauchemar qui n'en était même pas un. Les larmes dévalèrent mes joues à mesure que je suffoquai dans ma panique.
— Katarina ?
Je fus incapable de tourner la tête. A travers le voile de mes yeux, je vis deux jambes nues vêtues d'un short, entrer dans la minuscule cabine. La personne s'agenouilla et je reconnus Laurine. Je voulus essayer de me lever mais elle m'en empêcha.
— Reste assise, m'ordonna-t-elle en appuyant sur mes épaules, si tu te lèves tu vas t'évanouir.
Elle s'agenouilla en face de moi et saisit mes mains quand elle vit que je tremblais de tous mes membres.
— Respire, Katarina, souffla-t-elle en serrant très fort mes mains. Calme-toi.
Ses mots n'eurent aucun effet.
— Ok. On va commencer par libérer ta cage thoracique, ok ?
Elle n'attendit aucune réponse et relâcha mes mains. Elle attrapa mes jambes pour les délier et les mettre à plat sur le sol, puis elle posa une main au-dessus de ma poitrine.
— Penche-toi en avant.
Je ne dis toujours rien mais obéis avec peine. Si elle ne m'avait pas retenu j'aurais totalement basculé. Avec sa main libre, elle prit la mienne et la posa sur son cœur.
— Voilà, c'est bien, dit-elle doucement. Concentre-toi sur les battements de mon cœur, ressens-les avec ta main. Ferme les yeux et concentre-toi, essaye de te calmer pour que ton cœur batte en unisson avec le mien.
Je fermai les yeux et fis ce qu'elle me disait. Au début ça ne me fit rien, mais peu à peu je sentis que je respirais mieux, et que mes pensées s'éclaircissaient. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, mais au bout d'un moment Laurine finit par s'asseoir à côté de moi. Finalement j'ouvris les yeux et la regardai, remarquant deux choses : pour une fois, son visage était totalement dépourvu de maquillage (elle était d'ailleurs bien plus belle ainsi selon moi) et de plus son regard n'avait rien de méprisant ou de vicieux, il n'était pas non plus avenant et bienveillant, il était seulement neutre. Je retirai ma main doucement.
— Ça va ? me demanda-t-elle.
Je hochai la tête, gênée.
— Merci.
Elle ne dit rien et m'aida à me lever.
— Tu es trempée de sueur, constata-t-elle. Ce serait bien que tu prennes une douche, ça t'aidera à te sentir mieux.
Elle m'amena jusqu'aux douches et je m'appuyai contre le lavabo. Elle proposa d'aller chercher mes affaires de toilette dans ma chambre et j'acceptai. Elle me les ramena un instant plus tard.
— Je vais rester ici pendant que tu te laves, ça te va ?
— Oui.
Elle me tendit mes affaires et j'entrai dans une cabine, profitant de l'eau chaude pour essayer de remettre de l'ordre dans mes idées, sans succès. Le cauchemar tournait en boucle dans ma tête sans que je puisse trouver le bouton stop. Je me séchai et revêtis le pyjama que Laurine m'avait apporté, avant de ressortir. Elle m'attendait effectivement, et me raccompagna jusqu'à ma chambre. Arrivée devant celle-ci, elle ouvrit ma porte et me fit asseoir sur le lit.
— Tu es sûre que tu vas bien ? s'enquit-elle.
— Oui, ça va aller, soufflai-je en essuyant la sueur de mon front.
Elle m'adressa un regard dubitatif.
— Essaye de dormir, alors.
J'acquiesçai et elle partit après un instant d'hésitation. Incapable de réfléchir, je restai un moment immobile sans savoir quoi faire, avant de réaliser qu'être seule dans cet endroit me ferait replonger. Ecoutant ma peur et mon instinct, je quittai une nouvelle fois ma chambre, que je fermai à double-tour, pour rejoindre la chambre de Logan. Heureusement, les garçons n'avaient pas verrouillé et je pus pousser timidement la porte. Je distinguai des formes ronflantes dans les lits, ce qui m'arracha un petit sourire, et me dirigeai sans hésitation jusqu'au lit de Logan. Je vis qu'il dormait contre le mur, ce qui me laissait pile un petit espace où je glissai avec délectation. Je refermai la couverture au-dessus de moi et me blottis contre mon petit-ami. Inconsciemment, ce dernier ouvrit les bras pour entourer mon corps. Je me sentis protégée.
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Le Prince et la Panthère
RomanceLui, Aaron, se prépare à devenir roi d'un pays déchiré par des conflits de plus en plus violents. Le peuple se révolte, les rebelles se font de plus en plus nombreux et organisés. Aaron, coureur de jupons invétéré et arrogant, mais très bon combatta...