35 - Cœur

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   Pieuvre marchait dans les couloirs. Derrière elle, ses fidèles gardes dressaient la queue, menaçant de balayer le moindre ennemi potentiel.

   Elle avait toujours été en sécurité avec eux. Vaguelette, Dérive, Eperlan. La princesse connaissait leurs noms depuis longtemps. Pas seulement pour prouver que non, les dragons royaux ne se fichaient pas royalement de leurs serviteurs, mais parce qu'elle les aimait. Ils avaient toujours été là pour elle, à la protéger des ennemis.

    Mais aujourd'hui elle avait d'autres problèmes. Apparemment, la reine aurait ramené un Aile du Ciel au palais et aurait proclamé qu'il était le père de Cormoran.

   Pieuvre serra les dents. Cormoran, elle était toute petite et toute mignonne et tout le monde l'aimait, d'accord, mais que faisait-elle ici ? De quel droit profitait-elle des privilèges des princesses Ailes de Mer ? D'où sortait-elle et pourquoi la reine avait-elle eu une fille avec un dragon étranger ? 

   Elle n'avait rien à faire là, rien du tout, et elle était en train de mettre en pièce les plans de Pieuvre.

   Elle va tout faire rater, pensa t-elle tout en marchant vers sa chambre. J'avais tout organisé depuis des mois.

   Pieuvre serra plus fort le collier de perles sous son aile. La princesse connaissait si bien ce collier qu'elle l'aurait reconnu entre mille : une chaîne épaisse, argentée, commençant à s'écailler, dix perles irrégulières, six noires et quatre blanches.

   Un vieux machin, qui n'attirait pas l'attention des dragons. Les autres préféraient les diamants, les saphirs, l'or, croulaient sous le poids de leurs bijoux et devenaient paranoïaques à cause de leurs trésors. Même la couronne scintillante, que Pieuvre n'avait jamais vu autre part que sur le crâne de sa mère, même cette couronne était plus lourde qu'une pierre.

   Pieuvre n'avait jamais été attirée par les joyaux. Elle choisissait elle-même, quand il le fallait vraiment, les bijoux qu'elle portait, et faisait en sorte qu'ils aient une symbolique. Ceux de sa tête la représentait, ceux de ses pattes étaient les dragons de sa famille, ceux de sa queue ses ennemis. Aucune place pour les autres dragons.

   Au dernier bal de la reine, Pieuvre avait enfilé des boucles d'oreilles de saphir (la royauté, bientôt sienne), un lourd collier de diamants (le poids du trône qu'elle hésitait à prendre), deux bracelets d'argent (son frère Calmar, qui avait tendance à décider pour deux), et enfin un filet de diamants sur sa queue, la reine Adamante, la reine qu'elle détestait.

   Mais ce simple collier de perles... Était le plus précieux des bijoux du monde. Bien plus important que toutes les couronnes de joyaux de toutes les reines de Pyrrhia, même. Plus important que le trésor des Ailes de Mer en entier.

   Il était animusé.

   Pieuvre avait vite compris son fonctionnement; une perle, un sort. Un sort utilisé, la perle devient noire. Dix perles noires, égales collier inutilisable.

   Elle l'avait trouvé il y avait un mois à peine dans la salle du trésor des Ailes de Mer, dans un modeste coffre fermé à clé, cependant le bois était tellement vieux et pourri qu'il n'avait pas tardé à céder.

   Depuis, il était à elle, et personne ne devait le voir, ni même en connaître l'existence.

   Arrivée devant la porte de sa chambre, elle congédia les gardes d'un coup de queue. Elle n'était vraiment pas disposée à parleraujourd'hui. Elle avait déjà réfléchi, et savait ce qu'elle devait faire.

   Sa chambre du palais de l'Ile était assez petite, mais très coquette. Il y avaient plusieurs tapisseries au mur, masquant le marbre nu, un lit d'algues et un tapis de coraux tressés. Plus des niches creusées à même le mur, où la princesse entreposait ses affaires personnelles. Il n'y en avait pas beaucoup, mais après tout, sa vraie chambre se trouvait au Palais des Profondeurs.

   Pieuvre s'assit sur le lit, le cœur battant. Elle tendit l'oreille... Aucun bruit. C'en était presque effrayant. Elle déploya ses ailes vertes, tournant le dos à la porte. Si quelqu'un venait à entrer, il ne verrait rien... Le collier de perles tomba au milieu des algues en un petit cliquetis.

   Pour que mon plan fonctionne, il faut que Joyau meure, réfléchit Pieuvre. Comme cela, les Ailes de Pierre seront déstabilisés par le manque de chef. Adamante est déjà morte.

   Pieuvre ferma les yeux. Elle n'était pas sensible ou peureuse, seulement Adamante était la première dragonne qu'elle avait tuée. Elle pensait que ce serait un pur bonheur, une délivrance, de voir la cruelle reine, dont le peuple tuait les autres sans pitié, avait repoussé les Ailes de Mer en leur infligeant de lourdes pertes –

   Mais rien, rien que du sang dans ce qu'avait vu la princesse. La dragonne d'acier tomber et s'écraser lourdement au sol, la lance plantée dans le cœur, la lance que Pieuvre avait animusée elle-même grâce au collier. Qu'elle s'était empressée de récupérer, la lance qui bientôt tuerait Anguille, elle en était certaine !

   Mais comment s'occuper de Joyau ? Selon les espions Ailes de Mer, la princesse se trouvait au Royaume de Glace. Pieuvre ne pourrait, ni ne voulait, y aller, et encore moins gaspiller un sort pour une seule occasion.

   Il lui faudrait être une Aile de Glace pour cela ! Et aller la kidnapper, au milieu du territoire ennemi ! Non, elle ne le ferait pas. Par contre, peut-être quelqu'un d'autre pourrait y aller à sa place ? Si le sort était bien formulé... Qu'elle enchantait un dragon, ou plusieurs, pour enlever la princesse ? Possible.

   Mais il faut que je tue Anguille d'abord, songea Pieuvre, jouant avec un bout d'algue. Devenir reine pourrait, déjà, remettre cet Aile du Ciel à sa place, et ensuite, vite, arrêter la guerre. Le seul moyen de stopper les Ailes de Pierre, et le massacre d'Ailes de Mer est de les tuer tous. N'est-ce-pas ?

   Mais elle n'en était pas sûre. Pas sûre du tout. Quelque chose dans l'esprit de la princesse clignotait dangereusement, comme pour lui dire ARRÊTE, ARRÊTE IMMÉDIATEMENT. La magie animus était un don, pas une malédiction, elle ne savait d'où sortait ce collier enchanté, mais une chose était sûre, c'est que quelqu'un l'avait découvert avant elle.

   Sinon, pourquoi ces perles auraient été noires ? Pieuvre n'avait utilisé que deux sorts ; le premier sans le faire exprès pour soigner une blessure d'un soldat Aile de Mer, le deuxième pour enchanter la lance magique. Et maintenant, il lui restait quatre sorts.

   Qui est le dragon qui a crée le collier ? Pourquoi n'a-t-il pas fait autre chose, de plus utile ? Pourquoi ? 

   Pieuvre hésitait, désormais, elle haïssait son cerveau de la faire douter ainsi. Elle ne voulait plus penser, elle haïssait ses propres sens. Elle ne savait plus pourquoi elle voulait être reine. Stopper la guerre, d'accord. Retirer Cormoran et son père du trône, d'accord. Mais ensuite ? 

   Elle ne voulait pas être reine, elle ne voulait pas de ça... Trop de responsabilités, trop de peur. Savait-elle être majestueuse et dangereuse ? Punir les ennemis ? Non, sûr. Sous son masque de dragonnette glacée, pour la première fois, Pieuvre commençait à craquer, à fondre. 

   Oh, c'est ça.

   La responsabilité, voilà la raison pour laquelle les animus devenaient fous.

   Elle ne voulait pas finir comme Albatros. Elle n'était pas animus, ne voulait pas l'être, elle voulait juste être elle-même, aider les dragons dans le besoin, survoler le Royaume de Mer avec les embruns dans les ailes, pêcher tout la journée des poissons délicieux, pas trainer dans les couloirs des palais derrière sa mère, et maintenant qu'elle était morte, derrière Anguille.

   Mais pour aider les Ailes de Mer à survivre à la guerre, il faudrait des sacrifices. Pas sa propre âme, mais peut-être son cœur. 



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Eeeeeet voilà que Pieuvre me fait penser à Hélio. J'adore ce personnage, vraiment ^^

Image : base par Joy Ang, colo par moi (c'est pour ça que c'est dégueu)

La guerre des Ailes de Pierre : les Royaumes de FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant