43 - Crépuscule

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   Un matin, Nacarat s'était réveillé en se souvenant qu'il avait oublié d'enterrer Vautour.

   Ce qui le chagrina beaucoup.

   D'accord, il avait retrouvé Anguille et Cormoran après un mois de recherches assidues, il était (presque) devenu roi des Ailes de Mer, il avait assisté à une tentative d'assassinat par une dragonnette folle à lier et avait eu beaucoup de choses à faire.

   Mais il avait quand même oublié d'enterrer Vautour. Alors toute la journée il avait tourné et retourné son idée dans sa tête.

- Hem, Anguille-chérie ?

- Oui ?

   La reine aux yeux vert se retourna et lui sourit. 

- J'ai oublié de faire quelque chose de très important, soupira Nacarat en s'asseyant à côté d'elle devant le bureau.

- Comme d'habitude !

   Anguille noua sa queue avec la sienne, et comme à chaque fois, Nacarat se dit qu'il était bien pathétique près d'une dragonne comme elle. D'une gentillesse incomparable et d'une douceur non-feinte, mais également déterminée et puissante malgré sa petite taille. Elle était d'une incroyable beauté mais... 

   Nacarat avait l'impression que ses propres sujets la prenaient pour une folle comme Pieuvre, ou comme une usurpatrice du trône. Comme une mauvaise reine. Et Nacarat détestait cette impression. 

- Qu'est-ce que tu as oublié ?

   Nacarat soupira encore une fois.

- Enterrer quelqu'un.

- C'est joyeux, commenta Anguille. Qui ça ?

- Une amie soldate. Elle est morte pendant une bataille contre les Ailes de Pierre, et j'ai laissé son corps là-bas. Tu sais, les coutumes de ma tribu.

   Anguille hocha la tête.

- Je sais. Et où était la bataille ?

- Au Royaume de Boue. Je crois... Mais je retrouverais l'endroit.

- Tu veux y aller ? Ce n'est pas dangereux ? En plein territoire ennemi... 

   Mais Nacarat balaya sa question d'un mouvement de tête.

- Non, je ne pense pas. La bataille a eu lieu il y a plus d'un mois mais je pense que personne n'est vraiment retourné là-bas. Trop de cadavres.

   Il ne put s'empêcher de penser que ça n'allait pas sentir bon. Mais tant pis ! Il s'était fait la promesse qu'il brûlerait le corps de Vautour après les sept jours de réincarnation. Le délai était plus que passé, il devait désormais retourner honorer son amie.

   Enfin, s'il retrouvait son corps... 

- Tu devrais prendre quelques gardes avec toi, suggéra Anguille. Je ne veux pas te perdre à nouveau !

- Je ne fais pas trop confiance aux gardes du palais, tu sais... Disons qu'ils n'obéissent pas aux ordres d'un étranger.

- Je sais, murmura Anguille. Juste, promets-moi d'être très attentif et ne traîne pas en route. On trouve de tout à Pyrrhia, de bons dragons comme des mauvais... 

- Tu es une bonne dragonne, assura Nacarat en frôlant de ses ailes la tête de la reine.

- Je ne sais pas, Nacarat, je ne sais plus... Mais vas-y si tu ne veux pas arriver au beau milieu de la nuit.

   L'Aile du Ciel aux écailles rouge pâle la serra une dernière fois entre ses serres, puis sortit de la salle. Anguille avait raison, il devait partir vite. 

   Arrivé sur la plage entourant le Palais de l'Ile, il déploya les ailes. Mais aperçut un dragon solitaire sous un cocotier, observant l'horizon d'un air mélancolique. Il reconnut presque aussitôt l'ex-roi, Calmar.

   Dès qu'il approcha, l'Aile de Mer turquoise dressa les oreilles, le reconnaissant. Il eut un sourire triste destiné plus à lui-même qu'à Nacarat, semblait-il.

- Bonsoir. Le ciel est beau, n'est-ce pas ?

   Nacarat s'assit à côté de lui, le sable mouillé s'accrocha instantanément à ses écailles.

- Le soleil ne va pas tarder à se coucher, continua Calmar, les dragons vont tous dormir en rêvant du lendemain. Pourtant, moi, je ne raterais le coucher du soleil pour rien au monde.

- C'est triste, le coucher de soleil, commenta Nacarat. La lumière s'en va. Il y a les lunes, d'accord, mais ce n'est pas pareil.

- Tu ne peux pas comprendre, dit Calmar de sa voix profonde. Nous dragons de Mer voyons dans le noir. Les Ailes du Ciel vivent au jour le jour. Nous sommes un clan d'artistes poètes, vous une tribu de soldats... Nous avons la mer et ses profondeurs, vous le ciel lumineux. Ce n'est pas pareil.

   Nacarat soupira. Il avait l'impression de passer son temps à croiser des Ailes de Mer dépressifs ces derniers temps.

- C'est pour ça que le ciel et la mer sont parfois de la même couleur, improvisa-t-il dans une tentative désespérée de paraître poète lui-aussi. Pour les lier. Comme si le combat et la beauté pouvait faire bon ménage.

- Hmmmmm, répondit Calmar en se grattant l'oreille.

   Les deux dragons gardèrent le silence un moment. Le soleil était de plus en plus rouge et Nacarat sentait l'air devenir froid.

- Vous avez des nouvelles de Cormoran ? demanda l'Aile de Mer.

- Aucune. Les patrouilles sont rentrées bredouilles. J'essaye d'oublier qu'elle est entre les serres de Pieuvre, mais c'est tellement difficile ! Je ne peux rien faire pour l'aider... J'ai l'impression de n'être qu'un incapable... 

- Je connais cette impression, soupira Calmar. Je ne pensais pas que Pieuvre cachait une telle ambition sous ses écailles. Elle est un peu bizarre et a beaucoup de défauts, d'accord, mais depuis sa naissance je m'occupe d'elle et je l'aime autant qu'un frère peut aimer sa sœur. Elle ne m'a jamais parlé de royauté, même si elle était plus ou moins destinée un jour à succéder à notre défunte mère Atoll.

   Il fit une pause.

- Je ne pensais pas qu'elle désirait le trône. Ni qu'elle était animus. Ni qu'elle était capable de telles extrémités pour obtenir ce qu'elle voulait. Alors, je me demande si j'ai échoué à ma tâche... Exactement comme tu as échoué à la tienne, Nacarat. 

   Nouveau silence. Les deux rois fixaient l'océan. Nacarat commençait à se demander pourquoi il parlait à Calmar en ce moment même. N'était-il pas supposé aller brûler le corps de Vautour ? Il se leva, et devant le manque de réaction de Calmar, se prépara de nouveau à s'envoler.

   C'est alors que dans le ciel noir retentit encore une fois la voix de l'Aile de Mer.

- Tu sais, je ne pense pas que la guerre puisse être belle d'une quelconque façon. Mais peut-être que dans la beauté réside la guerre... ?

   Nacarat sourit.

   Il n'avait rien à répondre.



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Image : mon dessin

La guerre des Ailes de Pierre : les Royaumes de FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant