47 - La plus douée des télépathes

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   Ailes au vent, esprit libéré, griffes écartées, Tranche-Rêve avait l'impression d'être la plus douée des télépathes.

   La brise fraîche du soir glissait sur ses écailles. Perchée sur le sommet d'une colline, la dragonnette de Nuit était dans son élément. Le museau levé vers le ciel déjà piqueté d'étoiles, une des lunes se levait lentement. Une autre presque pleine, au-dessus de la mer au loin, on voyait son reflet à cette distance. Les nuages à cette heure semblaient d'argent.

   Mais ce n'était pas ce beau paysage dans lequel Tranche-Rêve se reconnaissait, non. Mais ici, loin des autres Ailes de Nuit, loin de sa famille qu'elle aimait pourtant, ici, elle était avec elle-même et elle en avait besoin.

   Plus personne ne pouvait la juger à cause de ses écailles au coin des yeux. Plus personne ne pouvait la regarder d'un air ironique en pensant à quel point elle ne méritait pas le titre de télépathe. Plus personne ne pouvait la comparer aux autres dragonnets. Plus personne ne pouvait la rabaisser. Plus personne tout court.

   Elle était bien, ici. En tête à tête avec le ciel, cou levé au vent, les yeux fermés, sourire sur le visage, Tranche-Rêve n'avait tout de même pas oublié sa mission.

   Elle devait utiliser son pouvoir inutile comme une arme. Comme une qualité. Comme un avantage.

   Entendre les pensées, pour les autres télépathes si doués et si magiques, prodigieux, utiles, de son clan, c'était comme lire un parchemin qui se trouverait dans la tête des autres dragons. Pour Tranche-Rêve, c'était comme regarder un nuage.

   Un nuage qui voletait, tournoyait, sifflait autour d'elle dans un bruissement imperceptible, toutes les pensées de tout le monde mêlées ensemble. Elle sentait les pensées, elle ne les écoutait pas. Parfois, un mot, hop, attrapé au vol, voilà qu'elle lisait une pensée au hasard d'un dragon au hasard.

   C'était parfaitement inutile : qui donc aurait pu entrer dans la légende avec un pouvoir comme le sien ? Sûrement pas une dragonnette comme Tranche-Rêve. Elle n'aurait jamais son tableau dans le hall de l'école des télépathes de sa ville. Bien que les écailles de larmes le prouvaient, elle n'était pas douée, ne le serait jamais, était juste une demie-télépathe qu'on pouvait facilement remplacer, facilement trouver quelqu'un d'autre.

   Mais cette nuit-là, ce que Tranche-Rêve faisait, même les plus doués des télépathes ne pouvaient le faire : ils avaient une portée limitée, eux. Alors que la jeune dragonne, elle, sentait comme le vent les esprits de tout le monde, tout le monde, bien qu'inaccessibles, mais là quand même.

   Alors aiguiser son propre esprit et écouter, ce n'était pas si difficile. Elle ouvrit les yeux, croisa le regard des lunes.

   En bas de la colline, Lazuli la regardait. Elle sentait ses pensées tournées vers elle. Calcaire près de lui s'endormait petit à petit. Krill peignait ses cailloux, le cœur plein de doutes. Et le prince de Glace, Harfang le nouveau-venu, lui pensait à Joyau, maussade, tout comme Solitaire.

   Plus loin, les petits animaux. Les pensées frustres des charognards. Les oiseaux, un sanglier sauvage, quelques poissons, un fourmillement léger et presque imperceptible comparé au brouhaha des dragons. Plus Tranche-Rêve glissait dans le nuage, plus les pensées lui semblaient fortes. Bonne nouvelle ? Elle ne savait pas. 

   De l'autre côté de la colline, quelques Ailes de Boue, un petit village endormi. Le nuage par là-bas était mince et plein de rêves.

   Près du village, une bande de dragonnets. Leurs esprits étaient tous tendus vers un autre, comme si quelqu'un racontait une histoire. 

   Tranche-Rêve alla plus loin encore, vers où elle n'était jamais été auparavant. Les ailes de son esprit battaient avec douceur dans le nuage.

   Elle croisa les pensées de nombreux Ailes de Boue. Elle approchait de la ville. Peut-être trouverait-elle des renseignements ici ? Elle virevolta au milieu des gens, des dragons qui veillaient plus tard que ceux des champs. Puis à une vitesse incroyable, Tranche-Rêve souleva les pensées comme des cailloux, juste pour si en-dessous il n'y avait pas quelque chose d'intéressant. Mais non.

   Alors elle repartit, filant vers la mer, toujours à l'est. Des Ailes de Boue, encore des Ailes de Boue. Les marécages désormais. La dragonnette piqua entre les esprits, croisa celui d'un Aile du Ciel triste (mais que faisait-il là ?), mais c'était le seul éveillé ici.

   Puis, enfin, alors que les ailes de Tranche-Rêve semblaient de plus en plus lourdes, elle sentit une pensée tourmentée glisser le long de ses écailles. Curieuse, elle piqua et la rattrapa, l'enserrant dans ses ailes. Elle écouta... 

   Oui, pas de doute. C'était bien elle, les pensées de Pieuvre. Elle songeait à la façon dont elle pourrait s'occuper de Joyau sans utiliser sa magie, qui d'autre ? Quelqu'un avec des pensées si claires, si nettes, mais en arrière-plan un bourdonnement sombre et menaçant qui tournait en boucle.

   Animus, tuer, Calmar, trône, guerre, massacre, Mère, Joyau, haine, peur, lance, gardes, désespoir, folie, non... ?

   Voilà ce que disait le bourdonnement.

   Mais où était-elle, exactement ? Dans sa hâte de repérer Pieuvre, Tranche-Rêve faillit perdre le contrôle. Elle commençait à fatiguer, les nuages se faisaient distants. Les oreilles de la dragonnette se bouchaient, sa vue se troublait, mais elle ne lâcha pas prise.

   Et l'entendit, elle.

   Il doit bien y avoir un moyen de sortir de là... 

   Tranche-Rêve sursauta et chercha d'où venait cette pensée. Sans même l'avoir entendue, elle avait reconnu la voix de Joyau. Comment, elle ne le savait pas, mais c'était sûr ! Seule une personne dans sa situation pouvait avoir des pensées de prison... Après quelques minutes de recherches dans le noir, la dragonnette finit par entendre de nouveau la voix de l'Aile de Pierre.

   Elle vit à travers ses yeux, en se glissant dans le nuage. Presque évanouie, à bout de forces, Tranche-Rêve reprit son souffle mais pas d'air ! Elle tenta de se calmer... Et se retrouva nez-à-nez avec Pieuvre.

   Paniquant, elle essaya de se libérer mais ne parvint qu'à s'enfoncer encore plus dans les méandres de l'esprit épuisé de Joyau. Elle entendit comme à travers des mètres d'eau une voix dire :

   Mais j'espère que tu es consciente du fait qu'il n'y a PAS d'autre solution.

   Et elle glissa dans l'esprit sombre de Pieuvre, luttant contre l'asphyxie. Vit un palais, des doutes, des visages, un lieu, une lance, des bijoux, ça y est, elle réussit à se libérer.

   Allongée sur le dos, en haut de la colline du Royaume de Boue, elle n'entendait plus rien que sa propre respiration saccadée. Qu'avait-elle réussi à faire ? Elle ne savait pas trop. Et quand elle vit Lazuli, tout inquiet, se pencher au-dessus d'elle, elle réussit à murmurer.

- Je sais... Je sais où elles sont... 

   Et Tranche-Rêve s'évanouit dans les ténèbres.


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Hello <3 !

Voili voilou un nouveau chapitre. Je me perds moi-même dans les méandres de l'esprit de mes personnages maintenant ! Je me prends moi-même à retenir mon souffle en écrivant les dernières lignes, hmmm, moi aussi je serais Tranche-Rêve alors ?

Bizarre. Enfin bref voilà. 

Image : image libre de droits et d'accès ^^

La guerre des Ailes de Pierre : les Royaumes de FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant