Un humain à oublier

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Kasino réglait la paperasse qui s'accumulait en piles affolantes sur son bureau. Il fuyait d'ordinaire cette tâche fort peu accommandante et déléguait tant qu'il le pouvait cette obligation à ses secrétaires. Diriger une des provinces les plus florissantes d'Orchidia nécessitait une organisation impeccable et le neveu de la reine excellait à ce jeu. Sans doute parce qu'il ambitionnait davantage que ce rôle d'intermédiaire soumis à l'autorité royale. Sans doute aussi parce qu'il fomentait déjà un plan parfait qu'il le hisserait jusqu'au-devant de la scène, là où se trouvait la place de sa famille et de la sienne.

Kasino griffonnait rageusement. Une erreur de comptabilité le rendait comme fou, une maladresse du personnel le bousculait dans une rage sans nom. Kasino était un homme impulsif, voire sanguinaire et le peuple qu'il gouvernait d'une poigne de fer aurait sans doute eu à redire quant à sa manière de les asservir, mais nul n'osait se dresser face à lui. On le craignait trop pour oser s'opposer à sa discipline et à sa vision souveraine de l'Etat. En ces lieux, il n'était pas seulement un ambassadeur et un gouverneur particulièrement zélé, il était déjà le roi.

— Mariyl, ouvrez-moi cette fenêtre ! Immédiatement !

La servante, restée sagement dans un coin de la pièce jusqu'alors, se précipita à sa rencontre. Maladroite, angoissée par l'idée du moindre faux pas, elle trébucha sur l'épais tapis qui bordait le bureau du maître des lieux et renversa la carafe qu'elle avait oublié de reposer. Son visage s'empourpra tandis qu'elle tentait en vain de se justifier :

— Je... Monseigneur, veuillez...

— Silence ! Je n'ai que faire de tes jérémiades ! Nettoie ce tapis et prie les Dieux pour qu'il ne soit pas tâché, il vaut plus cher que ta misérable vie.

Alors que la malheureuse se confondait en excuses, incapable de mettre à exécution les ordres aboyés par Kasino, elle s'attira de nouvelles vociférations :

— Idiote ! Combien de temps vas-tu me regarder dans le blanc des yeux ? Penses-tu que ce tapis va se laver seul, que cette fenêtre va s'ouvrir de sa propre initiative ? Incapable !

— Monseigneur, pardonnez-moi.

Elle cessa de s'excuser, roula l'épais tapis et le souleva entre ses mains tremblantes. Il devait peser l'équivalent de son poids, mais elle parvint à le sortir de la pièce sans créer de nouvelles catastrophes. Le souffle court, elle s'empressa d'ouvrir la fenêtre, de s'incliner prestement et de disparaître. Kasino pestait dans sa barbe et raya de haut en bas la feuille qu'il relisait un instant plus tôt. Il était d'humeur exécrable et ce n'était pas pour changer de ses habitudes. Rien ne le soulageait, pas même la présence de ses marakas et leur silence que Kasino jugeait salutaire.

L'une d'elle passa la tête dans l'embrasure de la porte pour s'assurer que cet incident n'avait pas atteint leur maître. Elles étaient à l'affût de la moindre menace et leur attention perpétuelle les rendait plus inhumaine qu'elle ne l'était déjà. D'un geste de la main, Kasino lui fit signe d'approcher. Elle obtempéra et avança de sa démarche féline, mortelle, indubitablement sensuelle. Bakara s'arrêta à hauteur du bureau, immobile et alerte. Kasino la contempla de son unique œil valide, retraça ses courbes généreuses et son minois impassible. Il était le seul à pouvoir leur tirer une réaction, même minime. Les marakas étaient des pantins offerts par sa mère, un cadeau particulier qui lui rappelait à la fois son absence et sa présence à travers ces deux femmes.

Le regard de Kasino s'assombrit et Bakara sut interpréter ce signal. Elle fit l'effort de se soustraire à son champ de vision, mais se tint plus proche que jamais de son maître. L'humeur de celui-ci était changeante et il écrasa la mine de sa plume contre la feuille. Une goutte s'élargit sur le papier, s'étendit encore et encore.

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant