Une éternité et autant de victimes

111 6 2
                                    

Halcyon se sentait ce soir terriblement las.

Allongé dans une chambre spacieuse, il disposait de tout le confort nécessaire et bien plus encore. Il disposait de ce que les êtres humains convoitaient le plus : une vie qui ne connaîtrait aucune fin.

Halcyon avait vécu, tant vécu. Il avait quelque part l'impression d'avoir trop vécu, mais pouvait-on seulement vivre trop ? On quittait ce monde toujours trop tôt, jamais trop tard, mais Halcyon n'appartenait plus au commun des mortels.

Il ne s'appartenait plus non plus.

Il était las, le regard fixé sur le plafond, le regard fixé sur des pensées figées. Il avait la sensation oppressante de vivre un éternel recommencement. Chaque jour se levait de la même manière depuis un millénaire, chaque siècle se ressemblait. Chaque siècle apportait son lot de morts, son lot de désillusions.

Chaque siècle emportait avec lui un morceau de l'intégrité d'Halycon.

Un pan entier de son humanité chérie et oubliée.

Halcyon ne trouvait pas le sommeil. En fait, il ne l'avait pas trouvé, même au terme de longues heures. Le sommeil, c'était comme le bonheur, les ans l'avaient enfoui trop profondément pour qu'il puisse un jour y accéder à nouveau. Cette part de lui, la joie, les sourires insouciants, appartenait à un autre temps.

Elle appartenait à un elfe que Kalandre n'avait jamais su ressusciter avec son âme.

Il avait perdu sa faculté à sourire, à se détacher de cet état d'esprit morne, épuisé. Chaque jour était plus dur à porter, sans doute parce qu'il était susceptible d'apporter quelques cadavres supplémentaires. Il y en avait eu temps au cours de sa vie, tant d'existences qu'il avait abrégées. Il les avait effacées de sa mémoire pour se préserver, il s'était forcé à atteindre leur souvenir pour ne pas s'accabler. Au fond, ce n'était pas un choix courageux, c'était infiniment plus lâche.

Les écarter, c'était ne plus avoir à supporter leurs œillades accusatrices et le poids insoutenable de la culpabilité.

Halcyon se rappelait parfois, lorsque la nuit s'éternisait. Lorsque le chant muet de la lune le tenait en émois durant de longues heures. Il gardait son regard vainement fixé, ouvert sur une toute autre réalité, et il songeait. Il fixait son attention sur des épisodes plus singuliers, plus précis et les visages s'invitaient. S'il remontait au-delà de plusieurs siècles, il était incapable de se rappeler de leurs noms, du visage qu'il leur avait ôté. Tout comme il lui était impossible de les dénombrer.

La mort en devenait banale, naturelle, et Halcyon se contentait de la précipiter.

La porte s'ouvrit et il ne prit pas la peine de se redresser pour accorder un regard à celui qui osait interrompre sa contemplation. Galatée se tenait sur le sol, déjà impeccablement vêtue et aussi pimpante qu'à son habitude. Ses cheveux d'un rose vif étaient retenus de chaque côté de son visage. Elle était enfant, mais elle aussi sans âge. Derrière son joli minois se cachait une capacité inédite à achever son adversaire et à manipuler la destinée des hommes. En fait, elle possédait la faculté d'obéir aux ordres avec une habilité exceptionnelle, comme eux tous. Le regard qu'Halcyon lui porta était dénoté de jugement. Il la considérait comme son égale, mais avec sans doute moins de mépris qu'il se vouait.

Elle était une meurtrière, une tueuse d'élite au nom d'une cause à laquelle elle croyait farouchement. Halcyon savait qu'il s'agissait là de ce qui les séparait. Lui ne croyait plus depuis bien longtemps, en rien, pas même en sa maîtresse à laquelle il vouait une obéissance aveugle. Il ne démêlait plus le bon du mauvais, il agissait et cela lui suffisait amplement. Que dame Kalandre opère pour le mieux ou pour le pire l'indifférait, il était sous son joug depuis trop longtemps pour espérer lui échapper.

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant