Derrière les Héros [Les Légendaires]

Aux têtes couronnées

Kel-Cha se souvenait de tout dans le moindre détail.

Il se rappelait cette nuit agitée, passée à se tourner et à se retourner dans des draps tièdes.

Il se rappelait avoir perdu patience, lui réputé si calme, les pieds coincés dans un enchevêtrement de couvertures.

Il se rappelait avoir hésité à se lever, au beau milieu de la nuit, pour rejoindre Anoth-Cha et échanger quelques mots. Il avait renoncé à cette idée. Son jumeau et lui partageaient la même chambre, mais l'aîné possédait des quartiers bien à lui. Ils étaient réservés à ses colères monumentales, quand Anoth était trop énervé pour se coucher bien gentiment dans son lit.

Kel-Cha se rappelait avoir été réveillé par une silhouette baignée par la pénombre de sa chambre.

Surtout, Kel-Cha se rappelait ces mots :

« Prince, il s'est passé quelque chose. ».

Puis, il y avait eu l'injonction à moitié camouflée et le jeune jaguarian se rappelait avoir été trop ensommeillé pour le remarquer :

« Veuillez nous suivre, Altesse ».

On avait mené le petit prince jusqu'à la chambre de son frère aîné. Personne ne lui avait tenu la main et Kel-Cha comprendrait bientôt que ce genre de privilèges ne se reproduirait jamais plus.

Tenir la main d'un prince passait encore, mais celle d'un roi ?

Non, on ne tenait pas la main d'un prince pour l'accompagner, on la baisait. Voilà tout.

Kel-Cha avait lu la lettre rédigée de la main de son frère. Ses pattes de mouche étaient plus illisibles que jamais, écrites dans la précipitation, et ce qu'elles déclamaient, Kel-Cha aurait aimé ne jamais le comprendre.

Il avait perdu un père la veille. Cela avait été brutale et le prince aurait aimé prendre le temps de réaliser, de faire de la place dans son être pour y loger cette absence.

Voilà qu'Anoth lui imposait la sienne.

C'était comme s'il lui proposait de vivre avec cela en plus. Comme si son aîné le pensait capable de l'endurer.

Kel-Cha ne savait pas si Anoth avait pensé à lui, en quittant Jaguarys. Emporté comme il l'était, il n'avait sûrement pas réfléchi. Il s'était laissé emporté par le chagrin et il avait fui sans un regard en arrière.

Kel avait fait appel à sa rationalité. Une qualité qui se révélait très développée, chez un individu aussi jeune. Il avait laissé les gardes de la cité écumer les environs. Pendant des jours et des jours, le prince s'était endormi en chassant la peur qui montait par vagues. Il avait trompé le manque qui se forgeait en lui en s'assurant que ce n'était qu'une question d'heures avant qu'ils retrouvent la trace de son frère.

Kel ne pouvait pas retrouver son père. Il le savait, il arrivait peu à peu à se faire à l'idée de son absence éternelle. Il y aurait toujours ce creux en lui au nom de ce grand roi.

Le prince voulait croire qu'il pourrait retrouver son frère. Il s'en contenterait.

Les jours avaient éloigné cet espoir de retrouver un jour Anoth. Ils s'étaient égrenés, doucement, et Kel les avait haïs de toute son âme. Il savait que les chances de revoir son frère en vie s'étiolaient au fil du temps. Jusqu'au jour où on était venu le voir, un beau matin, aussi brutalement que la fois où on lui avait appris la disparition d'Anoth, pour lui adresser des paroles maudites.

Ils interrompaient les recherches. Le prince héritier n'avait pas été retrouvé et il était écarté de la lignée de succession. C'était aussi simple que cela. C'était si impersonnel, si rigoureusement logique, que Kel avait été pris d'une envie de hurler.

De hurler sur ses semblables à s'en briser les cordes vocales.

Il avait été saisi d'une envie de révolte, d'une envie de se montrer terriblement injuste. Ces gens n'y pouvaient rien, mais pour la première fois, Kel avait besoin d'un coupable.

Kel avait besoin de quelqu'un sur lequel rejeter cette frustration, cette insoutenable tristesse, et cette injustice qui planaient sur lui.

Il n'avait rien dit. Il s'était contenté d'acquiescer, bien gentiment.

Le sage, le très sage Kel-Cha avait accepté son sort.

Il embrasserait son destin.

Le prince savait désormais que l'immaturité de son frère ne lui serait pas permise. Il ne le blâmait pas, il lui en voulait à peine. En fait, Kel était trop peiné pour ressentir quelque chose qui surpasse cette émotion vertigineuse. Rien, pas même la révolte, pas même la volonté de connaître un autre destin, ne surplombait son deuil.

Kel se devait de faire le deuil d'un père.

Anoth lui en avait imposé un second, à son nom.

Kel était toujours le même prince, résolument trop jeune. On lui avait mis entre les mains des affaires d'une ampleur impensable et lui ne savait qu'en faire. Ce serait peut-être une manière de s'occuper l'esprit, de ne pas penser au vide qui se creusait au milieu de sa poitrine. Kel ne savait pas si cette place qui lui revenait était une bénédiction ou une malédiction.

En occupant la place d'héritier, Kel ne volait pas sa place à Anoth. Il n'en avait jamais eu l'impression. Avec le recul, avec quelques années supplémentaires à son actif, Kel comprendrait même qu'il ferait un bien meilleur roi.

Il se tenait désormais devant tout Jaguarys. Son peuple s'était rassemblé pour admirer ce prince, ce désormais roi. Cette minuscule figure d'autorité qu'on avait oublié là. Son peuple avait plus de pitié que d'affection pour lui.

Kel-Cha tenait entre ses doigts le spectre royal comme son père l'avait naguère fait.

Comme Anoth-Cha aurait dû le faire à sa place.

Kel salua la foule compacte tapie à ses pieds et ravala l'émotion logée au creux de sa gorge. Il était furieux et reconnaissant, peiné et épuisé. Il goûtait pour la première fois à l'abnégation. Ce serait elle qui ferait de lui un bon roi.

Cela et ce qui prenait naissance au creux de son ventre, là où l'absence maîtresse le rongeait jusqu'à l'os. Kel serait un jour capable d'offrir sa vie en échange de la protection des siens. Au fil de l'épée, il préférait encore la mort.

C'était là toute la grandeur d'une tête couronnée.

Une clameur remonta jusqu'à lui, immense au point où elle finirait peut-être par combler l'absence, organique de sorte ce qu'elle remplace ce qui ne saurait l'être.

— Gloire au roi !