La folie des condamnés

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Terrifiant.

Ce terme était le premier auquel Galen songeait lorsqu'il faisait état de ses pouvoirs.

Répugnant.

Le mot que les villageois auraient employé se serait davantage apparenté à celui-ci. Tout aussi peu élogieux, tout aussi peu encourageant, Galen s'interrogeait à présent à son sujet. La sensation qui l'envahissait lorsqu'il se laissait submerger par la houle, par ce désir tentateur qui lui susurrait au creux de l'oreille des promesses presque caressantes, n'avait rien de répugnante. Ce n'était qu'après que la peur, une terreur brute, s'invitait.

Effroi.

Elle, justement, qui s'immisçait immédiatement après ses actes et qui ouvrait une perspective bien moins réjouissante. Qu'était-il devenu ? Qu'avait-il accompli ? Lorsqu'il ouvrait des yeux lucides sur le monde, il était en droit de s'interroger. Il n'accomplissait rien de propre, rien de bien glorieux, et la vision qui accompagnait son éveil s'apparentait souvent à un massacre. Alors, l'enthousiasme dément s'étiolait jusqu'à se fondre dans la peur et dans ce spectacle désolant.

Euphorie.

C'était elle qui le gagnait lorsqu'il s'abandonnait à cette caresse insistante. Une chaleur qui le rongeait le cœur et qui s'épanouissait en fleur de sang dans sa cage thoracique. Une émotion telle que Galen avait le sentiment d'en mourir chaque seconde un peu plus. Une impression de toute puissance, l'impression de se savoir invincible et invulnérable. L'émotion qui le saisissait alliait à cela la certitude de détenir un pouvoir de vie et de mort sur chacun. Jamais Galen n'avait goûté à quoi que ce soit de meilleur.

Il avait croqué dans le fruit défendu, dans l'unique chose qui n'appartenait pas à un être humain de posséder. Cette chose, cet écran noir qui brouillait sa vue et ce feu qui embrasait son être, l'avait sauvé.

Juste avant de le condamner.

Une condamnation lente, douloureuse, bien moins enviable à une mort franche, donnée sans cruauté.

Galen s'était condamné à la damnation perpétuelle, à une errance sans fin. Il épousait un destin dont personne n'aurait voulu. Lui-même ne comprenait pas encore exactement la portée de ce qui grandissait en lui. Cette chose immatérielle qui s'accrochait férocement à lui et dont il ne se débarrasserait pas. Grâce à elle, il était devenu un être capable de faire usage d'une magie puissante. Une magie dévastatrice qui avait déjà prouvé son net penchant pour la destruction.

Le plus terrible dans tout cela, dans ces faits que Galen attestait chaque jour davantage, c'était encore l'ambiguïté des émotions qui le traversaient. Il aurait dû repousser en bloc cette négativité, tout ce sang, ces morts qu'il engendrait, à défaut de quoi il se contentait d'une culpabilité vaseuse, peu à propos, qui semblait bien moindre.

Quel monstre était-il en train de nourrir, dans l'ombre de son être, dans l'intimité secrète de ses pensées ?

Quel monstre prendrait bientôt un plaisir éhonté à tuer ? Un plaisir, une jouissance sale, écœurante, ou encore pire que cela, de l'indifférence. Car il n'existait pas plus grande inhumanité que l'indifférence, l'impuissance, le fait de se sentir si peu concerné, par la violence. En cela, Galen était effrayé, plus encore que par les torts qu'il pouvait occasionner à moyen terme. Il avait vu ces corps mutilés, il les avait sentis avec une affolante précision, et il s'était imaginé s'en repaître. Pour la première fois de sa brève existence, il s'était projeté dans le cœur d'un désir qu'il admettait à demi-mots.

Il s'était imaginé écraser ses adversaires, dominer le monde, de la pire manière qui soit. Il avait rêvé de domination absolue, d'un pouvoir tel que nul avant lui n'avait disposé de quelque chose de semblable. Il s'était projeté dans une Alysia qui serait sienne, entièrement soumise à son bon vouloir, et il n'avait jamais rien connu de plus beau. Une vision enchanteresse, terrible parce qu'elle ne lui inspirait pas le dégoût, mais l'envie.

Galen n'était qu'un enfant et il mourait d'envie d'arracher de sa tête ces idées, ces pensées dévorantes. Dans son idéalisme infantile, il espérait encore dompter cette puissance qui léchait les pourtours de son corps. Il rêvait d'en faire une arme servile, qui ne lui soufflerait plus de brillantes idées à l'oreille et qui ne le corromprait pas.

Pauvre sot !

C'était une contrepartie nécessaire au pouvoir. La folie allait de pair avec celui-ci et l'un ne pouvait subsistait sans l'autre. C'était sa dot, le pris à payer pour aspirer à ces capacités inédites. Renoncer à l'un, c'était abandonner l'autre, et Galen réalisait alors qu'il en était incapable. Le pouvoir, et ses pouvoirs à une échelle plus réduite, possédait des attraits insoupçonnés. Ce charme particulier auquel il avait d'ores et déjà succombé.

Galen était perdu.

Il était jeune, mais condamné. Cette mort lente le guettait, avide des sacrifices qu'il esquisserait dans le but dérisoire de survivre. C'était fou de constater à quel point un homme qui n'avait rien à perdre pouvait témoigner d'actes sordides.

Galen possédait quelques hommes auxquels se raccrocher, mais pour combien de temps encore ? Combien de temps avant que cette noirceur, cette substance visqueuse qui adhérait à ses entrailles et les pourrissait, ne les révulse ? Combien de temps avant qu'il n'en sacrifice l'un ou l'autre sur l'autel de sa folie, de sa monstruosité ?

Galen était un garçon aux grands pouvoirs, un être dont la magie le dépassait déjà. Une aura maléfique qui rongerait tout ce qui avait jadis été bon en lui. Il épouserait l'âge adulte de la même façon qu'il s'était résigné à un destin désolé.

Galen laissa la houle lécher la surface de ses os, se lover entre ses reins, enflammer son cœur et lui susurrer des mots caressants. La voix était douce. Elle lui rappelait celle de sa défunte mère, celle des voix chères qui s'étaient tues.

N'aie crainte, surtout, n'aie crainte.

Déjà, la peur s'estompait. Une goutte d'encre qui, tombée dans l'eau, s'étendait jusqu'à disparaître. Jamais elle ne retrouverait sa forme initiale et l'effroi était ainsi, déformé, jamais identique à celui qui avait précédé. Galen se vouait alors tout entier à cette voix pour en oublier la crainte et pour se bercer de toutes ces illusions.

Tu vois, ce n'est pas toi, le monstre. Tu n'es qu'un homme.

Qu'est-ce qu'un homme sinon un monstre qui s'ignore ? Cette pensée saisit Galen et appartenait sans doute au garçon qui avait encore une mère et un frère, deux solides points auxquels s'arrimer. La pensée lui sembla vraie, authentique, mais pas tout à fait sienne. Elle s'éteignit et la houle le submergea.

Un grand homme.

Il aurait tant aimé y croire.

La substance s'infiltra dans sa bouche, noya l'espoir d'une rédemption, et ce fut si réel, si déchirant, que Galen ne pouvait croire qu'il s'agisse seulement d'une fabulation de son esprit tordu. Son nez débordait de ce liquide visqueux, noirâtre, malodorante. Il se noyait dans les confins de son propre être et la chaleur revenait, rassurante. Factice, mais délicieuse, détentrice d'un oubli et d'une félicité auxquels Galen ne pouvait plus aspirer.

Il s'en gava.

Le Mal triompha.

Le garçon aspira cette flagrance singulière et refit surface. Déjà, il n'était plus tout à fait le même et payait son tribut, le prix pour avoir vendu son âme et l'avoir abandonné au Mal.

Le Mal qui ne cessait plus de susurrer en triomphateur.

Ce sont eux, les monstres. 

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant