Aspirants soldats

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— Danaël, pour la énième fois, c'est non.

— S'il te plaît ! Rien qu'une fois !

— C'est non, inutile d'insister.

— Mais pourquoi ?

— Parce que tu n'es qu'un enfant. Un enfant capricieux, de surcroît !

Danaël gonfla les joues. Lui, un enfant ? Il allait sur ses douze ans et il était bien mal avisé de prétendre qu'il était encore un de ces mômes braillards. Ce serait esquinté l'ego dont le garçon avait encore mal conscience et qui le rendait irritable, un brin capricieux, comme l'était la plupart des adolescents de son âge. À douze ans, on ne voulait pas être confondus avec un gamin de dix et encore moins qu'on se voit rappeler notre jeunesse. À douze ans, on n'était définitivement plus un enfant.

Mais à douze ans, on était encore bien loin d'être un adulte et c'était précisément la position qu'Ikaël défendait fermement. Le jeune homme, de plusieurs années l'aîné du second, était doté d'une personnalité pour le moins rigide et rien, pas même les soupirs exaspérés et l'irritation bien nette de son frère ne le prendrait par les sentiments. Il refusait purement et simplement de répondre à son caprice. D'abord parce qu'il s'agissait bien de cela, et que par conséquent il n'était pas question de céder, ensuite parce qu'Ikaël refusait de se prêter à ce jeu sordide. Son cadet se mettait parfois des idées en tête et il devait bien reconnaître qu'il savait se montrer obstiné, cette qualité pouvait rapidement se présenter sous un tout autre jour. Si Ikaël avait été l'une de ces brutes ordinaires, il n'aurait pas hésité une seconde à donner une bonne leçon aux prétentions de Danaël. Une humiliation dans les règles aurait suffi à le réduire au silence quelques heures durant. Le temps de redorer sa dignité et gonfler à un seuil acceptable son orgueil.

— Ce n'est pas une raison ! martela Danaël, son épée en bois tenue à deux mains.

— Ce n'est pas à toi de décider quelle raison est bonne ou mauvaise. Je ne m'entraînerai pas avec toi.

— Pourquoi ?

— J'ai mieux à faire. Pourquoi ne t'entraînerais-tu pas avec ton amie, Saryn ?

— Parce que j'ai envie de...

— Non, tu en as surtout assez de perdre.

Les joues de Danaël virèrent au cramoisies et Ikaël aurait pu s'en réjouir. Après tout, ce coup avait été porté sans même qu'il ne touche son frère. Une atteinte exécutée avec une habilité digne des plus grands et pour le jeune soldat qu'il était, cela aurait pu s'accompagner d'une certaine fierté. Toutefois, et sans s'apitoyer sur le sort de son frère, il trouva cette riposte trop aisée, trop indigne. Après tout, Danaël n'avait aucun moyen de se défendre. Il était l'aîné, le plus fort, par le verbe comme par les armes, et c'était aussi pour l'épargner qu'il refusait d'affronter son cadet.

— C'est toujours non, Danaël. Entraîne-toi seul. Un jour, tu seras un soldat, mais à ce jour, tu es encore trop faible.

Danaël se mordit l'intérieur de la joue et pinça les lèvres pour réfréner leurs tremblements. Ce ton dur, teinté d'une indulgence répugnante qui ne seyait pas au tempérament intransigeant de son frère, le heurtait.

— Je te promets que je ne me plaindrai pas ! S'il te plaît ! J'en ai assez de perdre, c'est vrai, mais j'en ai surtout assez d'être le bébé. Je serai soldat un jour, alors... alors montre-moi ce que c'est que de l'être !

Ces mots s'imposèrent, trop mâtures pour être ceux d'un enfant d'une douzaine d'années. Ikaël y perçut cette sagesse, cette maturité qu'il n'avait jamais connue chez son cadet et cela l'immobilisa. Il avait déjà fait demi-tour et s'apprêtait à abandonner Danaël au beau milieu de la cour qui bordait leur petite maison. Il suspendit son geste et ses épaules se tendirent sous la chemise de lin qu'il portait.

Un souffle, une hésitation.

Danaël avait touché au but.

— Bien.

Un sourire enfantin, en contradiction totale avec les dires qui l'avaient animé un bref instant plus tôt, se dessina sur les lèvres du garçon. Ikaël dégaina son arme et le plus jeune admira la beauté de ce geste, la splendeur de la lame qui reflétait l'éclat vif du soleil. Il portait sur son frère un regard envieux, mais surtout admiratif. Pour l'heure, il ne demandait rien de mieux que de ressembler à cette figure exemplaire, à ce modèle.

À cette unique référence désormais que leur père n'était plus.

Ils ne seraient jamais les mêmes. Les cheveux roux d'Ikaël, ceux-là même qui agrippaient les rayons du soleil, contrastaient avec les mèches blondes de son cadet. Leurs yeux bleus étaient la seule chose qui les unissait et, un jour, ils auraient peut-être le même regard. Ikaël reconnaissait dans les yeux clairs de son frère une détermination intacte, un désir noble, et cela lui suffisait. Il donnerait à Danaël une bonne leçon, mais il n'était pas question de détruire cette insouciance et cette envie. Elle était pure et ferait de lui le soldat dont il rêvait depuis toujours.

— Le premier qui désarme l'autre remporte le duel.

C'était grotesque. Danaël ne pouvait pas s'imaginer gagner, pas même un seul instant. Pourtant, il étranglait son arme en bois entre ses doigts et, sans plus attendre, emporté par la ferveur de l'instant et par son emportement juvénile, il se jeta en avant. Ikaël esquiva et, sans desserrer la mâchoire bien que ce premier écart aurait mérité un sérieux recadrage, il se déporta de quelques centimètres. Juste assez pour éviter le coup tout en donnant cette impression d'aisance, d'honteuse facilité. De quoi faire enrager son cadet et l'entraîner vers l'imminence d'autres erreurs.

Danaël avait déjà perdu.

La fureur du garçon décupla sa force et, à plusieurs reprises, Ikaël para ses coups. Sans réel effort, sans feindre la moindre difficulté. Si Danaël disposait déjà d'un certain talent, il n'arrivait pas à la cheville d'un soldat entraîné et de plusieurs années son aîné. Son arme en bois s'abîmé contre le fer de l'épée bien qu'Ikaël prenait soin de frapper avec le plat de celle-ci. Ce petit jeu s'éternisa de longues minutes, jusqu'à ce que Danaël faiblisse, jusqu'à ce que cette danse lui ôte ses forces. Ikaël semblait danser, agile et aérien, dans une totale économie des gestes.

Soudain, il parut se lasser. Il cessa de simplement parer les coups, cessa d'esquiver et de déséquilibrer son adversaire. Un premier coup fendit l'air dans un sifflement déchirant et Danaël le para de justesse. Surpris, pris de court, il fut incapable d'appréhender une seconde offensive et se contenta d'esquiver à son tour. Il prit peur lorsque le lame coupa quelques mèches à un centimètre de son oreille. Il ouvrit la bouche pour protester, pour mettre un terme à ce jeu, mais Ikaël abattit son épée et la sienne, la petite épée inoffensive, s'écrasa dans la poussière à quelques mètres de là.

La défaite se profilait.

— Ika... articula Danaël, dans un cri.

L'intéressé lui déroba jusqu'à la parole et, alors que son frère reculait en signe d'abdication, il le déséquilibra brutalement. Danaël s'effondra au sol et, sous la violence du choc, ne remarqua la présence de la lame contre la peau tendre de son cou que trop tard. L'épée avait fendu l'air une dernière fois dans un hurlement d'agonie et aurait pu lui trancher la gorge sans effort. Danaël déglutit avant de laisser échapper un geignement misérable.

Il avait perdu.

Ikaël considéra son frère encore de longues secondes. De longues secondes au terme desquelles il recula enfin pour libérer son frère qui avait retenu sa respiration et qui peinait à retenir ses larmes. La leçon était douloureuse, autant que pouvait l'être la défaite. Les paroles d'Ikaël, avant qui ne l'abandonne, lui donnèrent le coup de grâce :

— Un soldat sait reconnaître sa défaite et ne se lance pas dans un combat qu'il sait perdu d'avance. Surtout, être soldat, c'est aussi perdre. Tu voulais savoir, tu voulais que je te montre ce que cela faisait d'être soldat. Maintenant, tu sais.

Il s'en fut sans épargner à son frère la savoir amère de la défaite. Danaël ne se releva pas, pas immédiatement, il garda les yeux ouverts sur le ciel limpide et sa peau couverte de sueur sécha, recouverte de terre. Il laissa les dires de son frère l'atteindre plus durement encore que le choc qui l'avait écrasé au sol et humecta ses lèvres. Il pouvait y sentir le goût âcre de la poussière, identique à celui laisser par l'empreinte indélébile, mais nécessaire de la défaite. 

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant