Le paysage qui se dévoilait sous les yeux de Ténébris était grandiose. Ses jambes se balançaient dans le vide et elle ne paraissait pas s'inquiéter du vide qui s'ouvrait sous son poids. Une petite erreur de calcul, un muscle qui soudain refusait de lui obéir, et cette bouche gigantesque l'avalait toute crue. Elle n'en avait cure et si le temps déposait sur son visage sa trace indélébile, cela n'avait jamais entamé son courage ou sa témérité. Ténébris avait vécu pour la violence, mais avant tout pour le danger, pour sentir l'ombre d'une menace se profiler. Si elle comparait ce gouffre, cette chute d'une vingtaine de mètres et les rochers acérés en contrebas, à ses plus farouches ennemis, elle n'avait rien à craindre de cet adversaire-là.
Ténébris se reposait. De plus en plus souvent, elle ressentait cette nécessité là où elle pensait ne jamais être atteint de ce mal étrange. La vieillesse l'avait cueillie par surprise, avec tous les inconvénients qu'elle entraînait, à la manière d'un fléau dont nul ne voulait.
Ténébris n'avait jamais été aussi heureuse de vieillir.
Elle voyait, jour après jour, ses réflexes s'amoindrir et ses forces diminuer. Elle restait une femme forte et il y avait fort à parier qu'elle le resterait jusqu'au bout, mais elle n'était plus la furie d'autrefois. Cette guerrière, cette prêtresse de la mort. Ou prêtresse tout court, d'ailleurs, car elle disposait d'une double vie dont elle chérissait désormais les souvenirs.
Le temps avait eu sur elle un bien curieux effet. Elle aurait pu haïr cet ennemi contre lequel elle ne pouvait rien et, les premiers instants, sans doute avait-elle maudit cette entité inéluctable. Lorsqu'elle avait vu les premières rides autour de ses yeux et sur son front, lorsqu'elle avait vu la peau se relâcher, elle avait pris peur. Elle n'avait pas appris à combattre un tel ennemi et il aurait toujours l'ascendant sur elle. Ténébris se rappelait de sa lutte, de son déni, des crises monumentales qu'elle avait fait subir à Razzia. Heureusement, cela n'avait duré que peu de temps. Le colosse avait toujours su la soulager de ses craintes, combler les failles d'une femme qui prétendait n'en possédait aucune. Il avait agi comme un baume sur ses plaies passées, sur ses peurs indicibles, et elle avait appris à taire son effroi.
Vieillir, c'était le commun des mortels, leur lot à tous.
Pour eux, Alysiens, pour eux qui avaient vécu le pire, c'était presque une bénédiction.
Razzia lui avait murmuré de telles paroles, lorsque Ténébris avait épuisé ses cris et qu'il l'approchait comme pour l'apprivoiser :
— Ce n'est pas un fléau, Téné, c'est une chance. Tu devrais la saisir, ma puce, ne pas la laisser t'échapper.
Une chance, oui, parce que Ténébris avait bien failli ne jamais vieillir. Plus d'une fois, la vie avait failli lui refuser cet honneur. Elle se rappelait avec une précision glaçante de la lame de Danaël qui déchirait sa peau et l'étreinte de la mort autour de son corps déjà friable.
Razzia avait embrassé sa tempe, l'avait cajolée comme il ne le faisait que lorsqu'ils se trouvaient seuls tous les deux, et elle avait abdiqué. Il avait raison, comme toujours, il était le plus sensé des deux et le moins emporté. L'âge et le temps lui donnaient cette force tranquille, colossale, mais rassurante. Il était une ombre immense dans laquelle Ténébris cachait ses misères, ses souvenirs avortés, et qui ne l'écrasait jamais.
Désormais, les traits de Ténébris étaient ceux d'une femme d'âge mûr. Certains diraient même une vieille femme, mais elle n'irait pas jusqu'à l'admettre. Elle se sentait bien, apaisée, elle goûtait à une solitude qu'elle savait éphémère et à un calme qui n'appartenait qu'à elle. Le temps avait passé, elle avait forgé de nouveaux souvenirs et l'arche d'un bonheur neuf. Elle avait combattu aux côtés des Légendaires, elle s'était repentie, elle avait gagné sa rédemption, et jouissait désormais d'un repos qu'elle méritait bien. Parce qu'elle était incapable de rester inactive trop longtemps, elle occupait ses journées, offrait son aide, entretenait les lambeaux de mémoire pour ne jamais les perdre.
Ténébris pouvait se vanter d'avoir vécu plusieurs vies et peut-être même plus que cela.
La fille du Sorcier Noir avait été commandante en chef de ses armées, puis l'amante de Razzia, une prisonnière remuante, une Légendaires en quête de rédemption et entraînée malgré elle dans une quête qui dépassait l'entendement, une sœur cachée, une princesse et même une reine, une sacrifiée, une prêtresse d'une douceur grinçante, puis à nouveau une Légendaire, comme si sa destinée s'acharnait à la voir endosser ce rôle. Le rôle de ses existences.
Ténébris sourit.
Le temps effleurait sa peau et finirait par la rappeler de l'autre monde auquel elle s'était arrachée. Elle ne devrait sans doute pas être en vie, mais elle défendrait cette existence si quelqu'un venait la revendiquer.
Elle vieillissait, et c'était bon, si bon de vieillir.
Il y avait un aspect presque anormal dans ce seul constat, après des années à endurer une forme enfantine et réductrice. Ténébris avait perdu tout espoir de voir son corps se flétrir et s'éteindre ainsi, paisiblement, au crépuscule de ses jours et au terme d'une existence bien remplie. L'accident Jovénia avait ôté ces perspectives aux Alysiens et les Légendaires avaient repris ces droits aux lois de ce monde au prix de bien des sacrifices. Ténébris frissonna dans la fraîcheur du crépuscule.
Dans la petite bâtisse située non loin de là, Razzia l'attendait, Amy aussi, leur famille au complet n'était qu'à quelques pas, mais Ténébris profitait encore de ces quelques instants de répit. Le paysage face à elle semblait inoffensif, mais il la verrait mourir, elle le savait, et considérait cette perspective sans peur. Après tout, elle avait déjà été morte, elle savait exactement ce que cela représentait. Elle savait surtout que cette fois, il ne serait plus possible de revenir et cela ne l'effrayait pas davantage. Cet ennemi lui survivrait et elle avait passé sa vie à lutter, il était temps de se laisser vivre.
Lorsque Ténébris quitta le bord de la falaise, elle admira encore une dernière fois ce gouffre et la nature verdoyante qui jetait sur le monde ses couleurs vives. Elle ne craignait plus rien et retourna sur ses pas pour regagner son large morceau de bonheur.
Pour y formuler un dernier vœu
Celui d'y vieillir encore un peu.
VOUS LISEZ
Derrière les Héros [Les Légendaires]
Aléatoire[Recueil de OS (One-shot) portant sur les Légendaires] Il est tant d'histoires, tellement de part de ces vies à raconter. Ici, chacun a sa place, les Légendaires s'y dévoilent et c'est l'occasion de les connaître autrement. De leur jeter un oeil no...