Le nom du coupable

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L'ombre pénétra dans Eisleymos comme on saluerait une vieille amie.

Il s'y glissa avec la méfiance que susciterait une ennemie familière.

Le chasseur réalisa que la ville n'avait pas changé. L'odeur, l'ambiance, les personnalités qui y régnaient et celles qui s'y mourraient, en permanence, étaient identiques.

Ici-bas, le temps s'était suspendu. L'espace se distendait dans une inspiration sans fin, dans un supplice interminable.

L'homme qui s'y rendait, libre, de son plein gré, serra les dents.

Il y avait, partout autour de lui, des souvenirs dont il aurait préféré se passer. Il fut tenté de presser le pas, de poursuivre sa route sans s'attarder sur ces détails, mais il ne put s'y résoudre. Une part de lui était resté ici, là où il avait vécu.

Là où il était mort, finalement.

Car Eisleymos avait été son tombeau et le resterait.

Car une part de ce qu'il avait été n'avait jamais quitté cette ville maudite.

L'homme remonta une rue, se heurta à un ivrogne à moitié avachi dans la rue sale et malodorante. L'être qui le couvrit d'injures lui apparut comme un déchet recraché par cette ville tentaculaire. Un déchet qui ne méritait pas qu'il lui fasse l'honneur de le tuer.

L'homme poursuivit sa route.

L'homme ou peut-être le monstre.

La créature se considérait davantage comme une bête affranchie. Un monstre qui ne servira plus jamais la volonté d'un tiers, qui ne sera plus jamais un esclave.

Les flagrances les plus répugnantes d'Eisleymos lui montèrent aux narines. Les égouts remontaient lorsque la touffeur écrasait au sol les insectes qui fourmillaient dans les rues. Aux odeurs écœurantes de déchets organiques s'ajoutaient les relents d'alcool, les vomissures qui tapissaient le devant des échoppes misérables et qui séchaient au soleil, ainsi que la crasse, la poussière. Lorsqu'il pleuvait, l'eau stagnait durant des jours, parfois des semaines, et ravivaient des émanations plus nauséabondes encore.

L'odeur générale qui flottait dans les rues de la ville se résumait en une infection. Toute cette chair sale agglutinée en un même endroit empestait et cette flagrance putride demeurait, quelle que soit la saison.

La silhouette qui s'y immisçait, furtive, passagère, le savait mieux que quiconque.

Une exclamation s'éleva plus haut que les bavardages insignifiants :

— Un chasseur de nuit !

L'insigne ne trompait pas et restait célèbre même à Eisleymos. Après tout, on faisait appel aux chasseurs de nuit lorsqu'un monslave avait le malheur de s'échapper en dépit des avertissements. Tenter l'escapade ne menait la créature qu'à la mort.

Celle qui investissait les rues presque à titre de pèlerinage prit soin de remettre son capuchon en place. Il vérifia que rien ne saurait trahir son identité et poursuivit sa route. Il ne se perdit pas, n'hésita pas un seul instant sur le chemin à emprunter, et finit par arriver à proximité de l'endroit qu'il souhaitait rejoindre.

À compter de ce moment, l'expédition se corsait. Rien qui ne puisse décourager l'âme damnée qui observa la superbe bâtisse qui se découpait dans la nuit noire. Loin des taudis branlants et des auberges répugnantes, la demeure ne passait pas inaperçue et personne à Eisleymos n'ignorait à qui appartenait les lieux.

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant