La paix des peuples

104 5 2
                                    

Le calme semblait être revenu sur Jaguarys.

Après le chaos qui avait investi l'entièreté de la cité, cet apaisement doublé d'un deuil profond drapait les lieux.

Jaguarys avait à être reconstruit et cela demanderait des efforts considérables. La corne de Sygma ne pouvait tolérer deux vœux et les vénérables habitants de la cité devraient en appeler à des capacités naturelles pour redonner à Jaguarys son éclat originel.

Kel-Cha, roi de ces terres, ne cherchait pas à échapper à la vue des dégâts innombrables. Combien de familles avait-il vu s'éloigner, incapables de taire leurs pleurs ? Lui-même portait le deuil de celui qui avait été, durant de longues années, un homme efficace, un intendant, un être de l'ombre, mais avant tout un ami. Il ne pouvait que comprendre cette douleur. Lui, à la différence de tous les autres, n'avait pas le droit de l'exprimer. Son visage se durcissait, masque de marbre qui estompait les rides du malheur.

— Roi Kel-Cha ?

L'interpellé ne s'arracha pas immédiatement à la contemplation de sa cité ? Il redessina les contours de chaque gravât jusqu'à les connaître par cœur. Après avoir lui-même supervisé les travaux de reconstruction, et en premier lieu le nettoyage des dommages intentés à Jaguarys, il savait précisément comment se dérouleraient les prochaines étapes de la manœuvre. Les Jaguarians n'avaient pas de coupables à blâmer, à honnir, car les deux auteurs du massacre avaient quitté la cité. Danaël le Légendaire s'en était accaparé le droit.

Danaël qui se terrait dans son ombre et qui arborait un sourire à demi-esquissé, aux égards des circonstances.

— Légendaire Danaël, le salua Kel, avec ce ton neutre digne d'un roi.

Au fond, le choix de cet homme était le meilleur qui puisse exister. Se complaire dans la haine ne menait à rien et le monarque le savait. Tout comme il avait accepté le poids de ses responsabilités à un âge où il aurait dû rester un enfant, il passerait outre la grave atteinte faite à son peuple. Il fallait aller de l'avant, avancer, ne jamais jeter un regard en arrière si ce n'était pour regretter les morts. La vengeance et les regrets étaient deux fléaux que Kel se refusait.

— Vous êtes sur le départ, releva-t-il, guettant l'air pressé et un brin mal à l'aise de son interlocuteur.

— Oui. Je suppose que Gryf et vous avez déjà...

— Nous ne comptons pas mettre en place une garde partagée si c'est cela qui vous tourmente.

Danaël s'étrangla brutalement et Kel se paya le luxe d'un sourire. Le premier depuis de longues heures et cela le soulagea d'un poids considérable. Sous les marbrures du ciel magique de Jaguarys, l'atmosphère parut se détendre et une part de la tension qui clouait au sol toute légèreté s'envola.

— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Enfin, Gryf est libre, bien entendu, même si les Légendaires ont besoin de sa présence et que nous nous imaginons mal poursuivre notre quête sans lui.

— Je vous demande seulement de me permettre de le revoir occasionnellement.

La voix de Kel se fêla imperceptiblement. Danaël était plus observateur qu'il le laissait supposer et il cilla. Son regard limpide, qui renvoyait une honnêteté désarmante, se couvrit d'un soupçon, et l'autre, toujours empêtré dans un rôle dont il ne savait plus se défaire tant il était sien depuis des années, se justifia, un ton plus bas :

— J'ai été séparé de mon frère pendant une grande partie de ma vie. Je sais qu'il n'appartient pas à ce monde, qu'il ne pourra jamais reprendre la place qui lui revient de droit, mais j'aimerais le revoir. Nous avons des années à rattraper. Pour le reste, je pense qu'il sera mieux à vos côtés. C'est un héros et je suis roi, ces rôles nous correspondent mieux que ceux qui nous ont été attribués à la naissance.

Danaël opina lentement. Il craignait sans doute de laisser échapper une parole de trop. Le visage de cet homme ressemblait à celui de Gryf et l'ambiguïté n'en était que renforcée. Leur histoire était d'une tristesse amère et le fait qu'il laisse son frère s'en aller représentait la plus grande preuve d'affection qu'il aurait pu lui donner. Danaël admira alors profondément Kel pour ce sacrifice, pour ce détachement et ce désintérêt. Cet homme agissait pour le bien des choses et non dans le but de nourrir un projet égoïste, une satisfaction brève et sordide. Il était digne d'admiration et, surtout, Danaël sut qu'il aurait bien des choses à apprendre de ce roi qu'il avait jadis menacé du fil de son épée.

— Anoth-Cha mérite de vivre la vie qu'il souhaite.

— Vous êtes la sagesse qui lui manque.

Un nouveau sourire. Celui-ci se teinta d'une affection un peu triste, un peu mélancolique. Sans doute songeait-il à l'existence qu'ils auraient pu mener si le destin ne s'était pas dressé sur leur route. C'étaient là les seuls regrets que Kel s'autorisait, comme l'on goûterait à la chair d'un fruit amer.

— Vous ne veniez pas pour me parler de mon frère, n'est-ce pas ? éluda le jeune roi, avec un entrain nouveau.

— Non, en effet.

Danaël marqua un temps et plongea ses orbes dans les yeux envoûtants du Jaguarian. Le même regard que Gryf, avec à peine plus de pudeur et de retenue. C'en était grisant !

— Je tenais à m'excuser une nouvelle fois. Mes actes n'avaient rien d'honorables et j'en ai honte.

— Vous avez agi en suivant ce que vous pensiez être juste. Vous avez défendu votre vision de la justice, j'ai défendu la mienne et j'ai protégé mon peuple. Ni vous ni moi n'avez tort. Je vous conseille simplement d'éviter de me menacer à nouveau. Je ne suis pas mon frère, mais je risquerai de ne pas apprécier.

Danaël eut comme un rire avant d'acquiescer de bonne grâce. Il ne se risquerait plus. Les deux hommes s'accordaient pour la première fois et promettaient, dans ce silence solennel et dans ces échanges de regards qui agrippaient leur peau, de ne plus jamais lever une arme l'un contre l'autre. Ils pouvaient s'apaiser, enfin, cesser d'être ennemis parce qu'ils se savaient différents et parce qu'ils défendaient des causes irréconciliables.

Danaël retira son gant pour tendre sa paume nue à Kel. Il coupla son geste d'un regard franc, honnête, et le roi eut la certitude absolue qu'il confiait son frère à un homme bon. Ils eurent une poignée de main au-dessus de Jaguarys, sur cette terrasse qui s'ouvrait sur toute la cité secrète.

— Prenez cela comme les premiers liens forgés entre humains et Jaguarians, lui glissa Danaël, avec un sérieux qui tirait sur cette légèreté délicate et exquise.

— Je n'aurais jamais cru serrer la main d'un humain un jour.

— C'est à un humain que vous confiez votre frère.

— Prenez soin de lui, Légendaire Danaël.

Cela ne sonna pas comme une menace, mais comme ce qui liait l'humanité à ce peuple terré au fond des montagnes de Lovina. Un pacte bancal qui, après des siècles de traques, de chasses sanguinaires, couvait un espoir balbutiant sur les ruines de la cité.

Déjà, et dans un bruissement de cape, le chevalier tournait les talons. Il disparut dans les entrailles du bâtiment et Kel souffla, à sa suite, à l'égard de la diversité qui composait ce groupe de héros :

— Partez en paix. 

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant