Terre-mère

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De son œil averti, intemporel, elle surveille Orchidia.

Elle observe ces milliers et milliers de fourmis qui s'agitent sous son aile protectrice.

Ils semblent si inconscients dans leur orgueil d'humain qu'elle s'en émerveille plus qu'elle ne s'en inquiète. Elle devrait sans doute craindre cette ignorance, mais l'affection qu'elle porte à ces inconnus est comparable à celui qu'une mère voue à son enfant et elle se voit incapable d'émettre le moindre reproche à leur sujet.

Elle les voit évoluer, grandir, mûrir, mourir parfois. Leur vie est si courte. Un bref passage sur cette Terre et, déjà, ils s'en vont. C'est fascinant à quel point la vie humaine est éphémère, à quel point un rien peut y mettre un terme. Cette vulnérabilité la touche, elle qui vit depuis des siècles et qui n'a jamais connu ces inconvénients de mortels.

Gaméra observe le peuple d'Orchidia avec un certain recul. Pas tout à fait de la méfiance, mais comme un être guette le fruit d'une expérience, avec un profond intérêt doublé de ce qui pourrait s'apparenter à de la craindre. Pourtant, l'arbre de vie, l'arbre qui prend sa source au cœur de la magie elle-même, n'a rien à craindre de ces faibles humains. Il serait si aisé de les détruire, une entreprise qui ne lui demanderait guère plus qu'une heure de déchaînement. Un éclat de chaos, puis le calme suivant la mort. Un charnier de plusieurs milliers de vies, un bien triste spectacle.

Gaméra aurait dû les haïr, ces êtres fiables qui osent violer son antre, lui voler son nectar, la mutiler. Elle qui protège depuis des siècles ces faibles humains de ses branches ne pouvait comprendre qu'on lui inflige une telle souffrance. Ces êtres cupides la vident de sa force comme des vulgaires sangsues et des décennies de ce traitement effroyable n'ont pas calmé leur soif. Ils en ont jamais assez, extraire ce précieux trésor de ses racines ne leur arrache pas un seul remord et ils poursuivent leur affreux dessein.

Gaméra ne comprend pas, recluse dans son antre, dans son sanctuaire depuis des siècles, le fonctionnement de l'humain la dépasse. Ces êtres qu'elle protège lui sont soudain plus inconnus que ce qu'elle s'imaginait.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix, gutturale, tirée des abîmes de la Terre où elle prenait racine, s'élève dans l'immensité de l'Emeraudia sans trouver la moindre réponse. Elle est si seule là où ils sont des milliers. Elle se sent abandonnée alors qu'ils grouillent à la surface, à quelques centaines de mètres de ces individus qui pullulent en soupçonnant à peine sa présence.

Gaméra ignore ce que l'avenir lui préserve malgré sa grandeur et sa puissance. Orchidia puise sa splendeur du Jade que de ses racines, mais elle se trouve incapable d'imaginer ce que le futur lui préserve. Sans doute une créature aussi désintéressée qu'elle se moque éperdument de ces détails si futiles. Figée dans l'instant présent, à moins que cela soit dans des événements passés, à jamais perdus, elle garde un œil sur ce monde inatteignable. Jamais elle n'en ferait partie.

Si elle l'a longtemps ignoré, elle n'est aux yeux des humains qu'un argument pour la fière cité, une chance, une opportunité de s'enrichir. Personne ne se préoccupe de l'être qui vit sous ces racines, sous l'arbre qui domine Orchidia. L'air est pollué par les raffineries et Gaméra, depuis les tréfonds de son antre, perçoit cette odeur infecte. Elle ne croit déjà plus autant en la nature bienveillante de l'homme, mais commence à lui forger un visage de destructeur, à juste titre. Car ceux qu'elle protège avec l'attention d'une mère ne possèdent aucun scrupule et sont guidés uniquement par le profit, par le profit et par leur petite personne.

Doucement, Gaméra dresse un portrait de cet être qu'elle connaît si peu et avec lequel elle aurait tant aimé vivre en harmonie. Sa volonté tient aujourd'hui de l'utopie et elle s'attriste, dans la mesure qu'une créature comme elle le peut, qu'un vœu aussi ridicule tienne de l'impossible. L'humain réduit ses chances, diminue les perspectives, fait doucement de sa paisible et pacifique existence un véritable enfer.

Une idée s'immisce en elle, un projet qui voit naître, pour la première fois depuis bien longtemps, une ambition qu'elle projette sur autrui. Il lui faut trouver une manière de communiquer aux humains les plaintes qui gonflent son être et les esquisses qu'elle peint au fil des ans se précisent : il lui faut un ambassadeur. Un ambassadeur qui portera sur la Terre ferme ses désirs et qui parlera en son nom. Elle s'imagine soudain un être fidèle à sa cause, un être qui viendra mettre un terme à cette demie solitude qui la terrasse. Elle en fait son désir le plus profond, si inhabituel venant d'une créature en apparence intouchable. Cet amas de racines qui n'a rien d'humain se révèle moins inhumain que les milliers de mortels qui grouillent à la surface. Quelle ironie !

— Quand me viendras-tu ?

Le désir grandit, comme celui d'avoir un enfant, de porter la vie. Gaméra est mère de bien des façons, mais cette caractéristique lui échappe. Elle représente la mère inconsciente de ces humains, une protection que la plupart d'entre eux a déjà oubliée. Terrée dans son refuge, elle idéalise la vision de sa création, elle en dresse une image parfaite, impossible. Ce reflet d'elle-même, elle le désire d'une manière précise et comme seule compagnie, comme seule issue à sa situation incomprise. Car cet être, aussi intouchable soit-il, n'est pas dénuée d'émotions, elle en est même si pleine que son sanctuaire en est saturé. Saturé de ces sentiments qui ne vivront jamais assez longtemps pour espérer atteindre la surface.

Un jour viendra pourtant où la princesse Jadina s'aventura jusque dans les méandres de son sanctuaire pour y mourir. Une offrande des dieux eux-mêmes, à moins que ce coup du sort soit influencé par une personnalité aussi puissante que Gaméra en personne. La princesse Jadina qu'une déchéance mortelle enverrait son corps pourrir tout proche de son but. Le choix de l'arbre s'arrêtera sur elle, sur la Légendaire sacrifiée, et elle deviendra tout ce qu'elle espérait. Jusqu'à ce que le destin ne la pousse à effacer ses souvenirs, son affection et tout ce qui la rattache à sa mère.

Gaméra sera à nouveau seule, exilée, sombre silencieuse et protectrice.

Mais son histoire ne s'arrêtera pas là. Car les Légendaires seront à nouveau amenés à mettre les pieds à Orchidia et, cette fois, pour un danger d'une ampleur terrible. Le début de la fin, le début de la déchéance. Ainsi, le retour de Jadina imposera à sa créatrice une évidence qu'elle n'avait pu accepter durant ces siècles : son départ ne serait pas uniquement une idée futile, mais belle et bien une évidence.

Gaméra n'a pas sa place au milieu des humains et malgré sa volonté d'établir un lien entre les mortels et elle, créature à la puissance inédite, rien ne peut changer la nature vile de l'Homme. Ce désir de rencontrer ceux qu'elle considère presque comme des enfants ne se produira jamais et Jadina le lui fera comprendre par son oubli et par le détachement douloureux qu'elle imposera à sa mère. Cette révélation tirée d'un rien précipitera son choix, sa décision irrévocable.

Puis, il y aura son départ. Une déchirure. Quitter cette Terre qu'elle avait appris à aimer, pudiquement, raisonnablement, comme seule une créature immortelle le peut, sera difficile. Elle sauvera Orchidia une dernière fois avant de lui faire ses adieux, sans même savoir que son geste, celui de tirer le cruel Abyss du chaos qu'il s'apprêtera à répandre, la condamnera elle à une mort lente et certaine. Une nouvelle erreur, celle de sous-estimer les créations des hommes. Il ne restera d'elle qu'un vague souvenir annihilé, une coquille vide de cet amour avorté, de ses ambitions pacifiques, une coquille mortelle.

Il ne restera plus rien de ce que l'arbre de Gaméra avait été. 

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant