En ta mémoire

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            Le calme retombait sur Alysia, sur un monde qui avait échappé de peu à la destruction et qui, immobile, attendait encore l'irrémédiable.

Les héros vivaient, les méchants venaient de s'éteindre et le monde pouvait enfin respirer. Une première bouffée d'air pur, une première inspiration en deux années de terreur. Une éternité sous le joug du Dieu Anathos.

Partout, on fêtait l'événement. Les survivants avaient trop pleuré leurs morts pour ne pas célébrer cette victoire. Ils avaient enterré leurs morts, alors qu'en était-il des vivants ? Ils se devaient d'être réparés.

Gryfenfer s'éloignait des campements dressés par la plus grande armée jamais dressée. Un petit miracle qui, au beau milieu de la bataille, avait ravi les Légendaires. Une aide inespérée ralliée par Jadina et par sa stratégie ingénieuse. Dans le canyon inondé, une pêche plus lugubre s'était entamée. On recherchait les traces des disparus et chacun connaissait la procédure à suivre. Le long ballet des condoléances données aux familles des défunts. C'était le revers de la médaille, le prix à payer pour savourer le goût de la victoire.

Gryf ne se sentait pas d'humeur à festoyer et ce seul constat ne lui ressemblait en rien. Les épaules basses, il traînait derrière lui un lourd fardeau. Le fait d'être vivant là où lui n'avait su le rejoindre.

Danaël.

Durant ces deux années, son meilleur ami avait taché de se rattacher à l'espoir absurde de le sauver. Il avait tu sa peine et avait laissé à Jadina le soin d'endosser le rôle des épouses éplorées. Il avait secrètement caché sa peine, bien plus bouleversé que ce qu'il n'avait laissé paraître. Qui comprendrait l'étendue de la culpabilité qui le rongeait ? Gryf avait tout misé dans l'espoir de se racheter et d'offrir à Danaël la vit qu'il méritait. La vie qu'on lui avait si injustement dérobé.

— Si tu savais à quel point j'suis désolé, mec.

Gryf s'immobilisa à la manière d'un automate rouillé. Devant lui s'étendait la preuve de l'inacceptable.

La tombe de Danaël.

Les crocs de Gryf entamèrent cruellement sa lèvre. Le vide qui se creusait au creux de sa poitrine semblait sans fond. Peut-être que son ami perdu l'attendait, des centaines de mètres plus bas, dans le néant de sa poitrine. Un feulement lui échappa.

Gryf refusait de s'imaginer la vue de son corps inerte. Razzia l'avait porté et le jaguarian s'était tenu à une distance respectable. Que craignait-il au juste dans la vision du visage blême de Danaël ? La proximité dangereuse de la mort, son souffle glacé juste contre sa nuque, ou le fait qu'elle est jetée son dévolu sur le plus valeureux des hommes ?

— Tu sais, y'a deux ans, quand ce Dieu de malheur s'est réincarné en toi, j'ai eu une pensée, une pensée pour laquelle j'aurais dû crever à ta place.

Ces mots s'extirpaient péniblement de sa gorge. Pourtant, il en avait follement besoin. Besoin de confier ses erreurs et ce qui le hanterait pour de longues années encore, besoin de se libérer du poids insupportable de ces mots. Les prononcer, c'était leur rendre la liberté. Les yeux de Gryf se fermèrent une seconde, puis se rouvrirent sur une expression plus tourmentée encore. Ses yeux aux pupilles verticales et au regard félin le rendaient plus humain qu'il ne l'avait jamais été.

— J'ai été soulagé. Une seconde, peut-être moins. J'ai été soulagé que Shimy échappe à ça. Je suis con, hein ? Préférez une fille à mon meilleur ami !

Son visage se fendit d'un rictus amer. Un rire de gorge s'éleva dans le silence immobile de ce lieu. Il y avait tant à caché derrière le sourire de Gryf. Il sut soudain que jamais, plus jamais il ne sourirait comme il avait su le faire. Il y aurait toujours cette raideur, cette gravité, cette peine. Rien ni personne ne saurait déloger ces émotions de son être. Une part du garçon rieur était enterré aux côtés de Danaël. C'était peut-être bien aussi à lui-même qu'il était venu rendre hommage.

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant