Princesse du néant, gardienne de la vérité

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La princesse d'Orchidia se recroquevilla sur elle-même dans une position bien humiliante. Ses ailes formèrent comme un cocon autour de son corps frêle, menu. Elle retint ses larmes dans un sursaut de dignité pathétique.

La princesse observait l'échec dans la ville détruite de Larbos. Ses yeux se troublèrent sur les silhouettes éventrées des bâtisses, sur les corps que les sinistrés pleuraient déjà. Une voix insidieuse dans sa tête lui répétait des reproches et la culpabilité lui saisit.

Tout cela, toute cette horreur, ces morts par centaine, ces cris d'agonie, elle en était la seule et unique fautive. Quelque part, la part la plus juste d'elle-même luttait encore. Elle luttait contre une force grandissante qui refusait cet élan d'humanité. Sa part démone, sans doute, sa part inhumaine, qui cherchait à la protéger, ou à la protéger elle-même.

Shun-Day avait toujours été cet être, à mi-chemin entre les bons et les mauvais choix. Pas tout à fait bonne, pas tout à fait mauvaise. Un être tout en contraste qui, au fond, n'avait jamais su de quelle essence elle était faite. Cette dualité, cette pluralité, elle avait tenté de l'annihiler tant qu'elle le pouvait encore, après l'épisode de Jaguarys. Toutes ses identités avaient peut-être fini par la rattraper, par se mélanger, car toutes ces Shun-Day n'étaient que des parts d'elle-même. Des faces d'une même pièce, un monstre qui ne connaissait nulle limite.

Shun-Day était terrifiée et la peur avait toujours été le noyau des pires bassesses. Ses ailes, son fléau, sa marque personnelle, se recourbèrent jusqu'à la faire disparaître. Elle se berçait comme un enfant, elle n'observait même pas le combat qui grondait quelques mètres plus tard. Le lieu de cette bataille, ses protagonistes, la fin, quelle qu'elle soit, qui s'immisçait, tout semblait propice à sa propre chute.

L'oisillon s'apprêtait à chuter du nid.

Shun-Day avait sangloté durant de longues minutes et puis les larmes s'étaient taries. Ses yeux secs s'imposaient une réalité que la princesse n'était pas prête à affronter. Toutes ses identités se mélangeaient, sa part démone chiridirelle et sa part galina. Elle n'en comprenait plus les limites. Les visages de ses deux parents, Amylada et Skroa, s'imposaient et, avec leurs visages venaient leurs attentes. Shun-Day apparaissait comme la figure perdue, minoritaire dans toutes les versions, dans tous les visages disparus. Un gémissement terrifié jaillit d'entre ses lèvres.

— Shun-Day !

La voix gutturale de Skroa, le poids insupportable de ses regrets, de son mépris. Ses yeux perçants épinglèrent ceux de la princesse. Un monde les séparait, une réalité, celle de ce monde factice. Pourtant, la manipulation qu'il opérait, ce contrôle absolu, demeurait.

Puis, le visage d'Amylada, tout aussi monstrueux. Des traits singuliers, qui auraient fait frémir d'horreur n'importe qui, des traits qu'elle avait haïs, qu'elle avait souhaité voir disparaître. Ces traits dont elle était aujourd'hui, douloureusement orpheline. Aucun mot apaisant ne la cueillit et, pourtant, elle en aurait eu tant besoin. Seul un nom, le sien, s'éleva, bordé de son lot de déception, d'attentes avortées :

— Shun-Day.

Elle déglutit, baissa les yeux et ses pieds se balancèrent dans le vide qui s'ouvrait sous son corps. Un vide qui, brusquement, l'attira.

Shun-Day était la princesse du néant, la princesse de ce grand rien.

Elle tenta de se reprendre, de se forcer à prendre part au combat qui venait tout juste de commencer. Les Légendaires se reformaient pour sauver le monde, comme à un temps oublié dont la réminiscence était si pénible. Shun-Day enviait la fille naïve qu'elle avait été, la princesse gâtée, inconsciente de l'univers factice qui l'entourait. Désormais, dans sa bouche, tout avait un goût de cendres.

L'ombre de Gaméra avalait la sienne. Elle y disparaissait et cette idée ne lui déplaisait pas. Pourtant, tout son corps appelait à l'action. Artémus vivait encore et cette notion suffisait à voir renaître une haine dure, une haine incontrôlable qui l'effrayait. Elle discernait une part nouvelle et vengeresse, gloutonne, monstrueuse, qui appelait à se délecter de toutes les autres. Une masse immonde qu'elle sentait grandir, impuissante, et qui la poussait dans les profondeurs de l'abîme.

Une voix, inconnue, probablement un mélange de toutes les siennes, de toutes les autres, Légendaires et ennemis confondus, retentit :

— Lutte !

Et puis des conseils, presque implorations, qui la retinrent, qui la maintinrent à la surface :

— Ils ne sont pas toi.

— Tu vaux mieux que ça !

— Ta famille a besoin de toi, Shun-Day.

Ces voix et leurs échos étaient sur le point de la rendre folle, sa mâchoire crispée était au bord de la rupture et son corps avachi sur ce vulgaire perchoir témoignait d'une terrifiante immobilité.

Une famille... Skroa et Amylada, ces parents qui n'avaient jamais rempli ce rôle, cette famille idéalisée, ou les Légendaires ? Les Légendaires qu'elle admirait profondément, les Légendaires, un idéal inatteignable. Gryf... Gryf qui ne l'aimerait jamais tant.

Ses pensées perdirent de leur consistance, de leur logique. Là aussi, elle se perdit et le monstre qui grossissait encore se gorgea de cette incompréhension. Elle lutta un dernier instant, juste assez pour apercevoir le visage de ces six héros qu'elle n'oublierait pas. Même dans l'oubli, même à travers la décision déchirante qu'elle s'apprêtait à prendre. Les limbes de folie la rattrapaient, il était sans doute déjà trop tard pour elle.

Raven venait d'éclore. Elle n'existait pas encore tout à fait, mais elle tendait à devenir elle. Elle tendait à la consumer, à l'assimiler. Cet être vengeur avait toujours été en elle, une fureur qu'elle avait veillé à garder sous contrôle. La vengeance avait changé de visage et Artémus devait payer, il devait mourir pour étancher sa soif. Une dernière bribe de conscience gémit, elle avait déjà abandonné tout acte bienveillant. Ce monde, elle en apercevait les fondations dans leur moindre de détail.

Shun-Day avait trouvé le coupable tout désigné, le créateur de ce monde factice, le berceau de toutes ses souffrances. Son esprit vengeur ne connaîtrait son apogée que lorsqu'elle aurait dévoré ce qu'il restait d'Abyss. À ses pieds, le combat arrivait à son terme, il était tant pour elle de délivrer la part vainqueure de toutes ses identités.

Raven se dressait, protectrice de la vérité et enfin prête à détruire ce monde.        

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant