La plume entailla le papier dans un crissement désagréable.
Une ligne courbe s'inscrivit, comme une plaie béante au milieu d'une peau neuve.
Artémus Del Conquisador déglutit et, un bref moment, fut saisi d'hésitation. Il douta, momentanément, mais avec une telle intensité que son visage singulier se tordit dans une grimace étrange. Il semblait un peu fou, avec sa concentration déplacée, penché sur une feuille vierge.
Un fou au pouvoir démentiel.
D'un geste méthodique, un peu automatique, il porta sa main à sa cicatrice. Au-dessus de sa tête, le soleil du printemps réchauffait l'atmosphère dans un ciel blême, mais dépourvu de toute trace d'impureté. Le monde était comme neuf, à sa genèse, et pourtant, Artémus s'apprêtait à inscrire sur sa feuille la fin, le terme, le crépuscule. Il vivrait ainsi les derniers instants d'une planète, son déclin rapide, immuable, des traces vermeilles maculant l'azur et une odeur de cendre au creux de sa bouche.
Ces émotions, ces sensations, Artémus les connaissait déjà. Mais s'habituait-on seulement à la fin ? Celui qu'on surnommait le scribouillard, nom que son possesseur avait fini par apprécier, tant il lui rappelait ceux qu'il avait condamnés, ne parvenait à accepter. C'était bel et bien lui qui entraînerait la fin de ce monde et, une fois encore, dans la solitude de sa conscience, il se savait coupable.
Artémus s'accorda un dernier instant de répit. Il se rappela les circonstances de leur mort et, immédiatement, l'envie de repousser ces souvenirs dans les profondeurs de sa conscience se fit ressentir. Il n'avait pas le droit à cette lâcheté des plus. Il se devait d'être hanté par la mémoire de leur disparition violente, comme un souffle du destin.
Le destin... C'était bel et bien lui qui s'acharnait, n'est-ce pas ? Artémus n'avait jamais été un chanceux, un de ces individus qui collectionnait les occasions rêvées. Il était plutôt de ceux qui portaient derrière eux une solide poisse. Pourtant, malgré cela, il ne parvenait pas à croire que la mort des Légendaires puisse être entièrement sa faute. Il y avait forcément une autre raison, une puissance divine qui se jouait d'eux et de ses vaines tentatives.
Les Légendaires étaient morts. Ils étaient morts et Artémus leur avait donné la chance de revivre, par culpabilité ou par tout autre motif. Il ne se cherchait pas d'excuses, il était imparfait, ses défauts parlaient pour lui et il ne tentait même pas de les atténuer. Cette douleur, cette culpabilité, elles lui appartenaient et lui appartiendraient au moins jusqu'à ce que les légendes renaissent et vivent.
Il était hanté par le doux visage de la princesse, par le charisme incontestable du jaguarian, par la force du colosse, par la beauté mortelle de la criminelle, par le sens de la justice du chevalier et par la pureté de l'elfe. Leurs visages assemblés en une chimère horrifique hantait son imaginaire et une force l'incitait à poursuivre, à achever son œuvre.
Un chef-d'œuvre.
Peut-être est-ce l'impulsion d'un autre, d'un auteur, d'un dessinateur de génie qui, plus loin encore, surveillait ses actes, lui soufflait à l'oreille de décisions. Une figure quasi divine, mais à la frontière du réel.
Artémus traça quelques mots, les mêmes que ceux qu'il avait rédigés quelques éternités plus tôt. Une condamnation à mort. Il condamnait à périr tous ceux qui vivaient sur cette Terre, sur cette Alysia, sur ce monde qui ignorait que la fin guettait, imminente. Il avait aimé ce pouvoir infini, il avait même aimé voir disparaître toutes ces existences comme si elles n'avaient jamais existé. Comme si leur souffrance n'était que le produit de son imagination.
Puis, cela avait été pénible. Découvrir les cadavres des Légendaires quelques semaines à peine après leur résurrection, leurs corps mutilés, leurs visage figés dans l'expression qui accompagnait la mort. Pas une expression apaisée, non, une expression de tourmente, car ils n'étaient pas partis en paix, cette fin n'était pas la leur, Artémus en était convaincu.
Cette fois encore, un nouvel essai s'était accompagné d'un nouvel échec, tout aussi cuisant que les précédents. Alysia avait été détruite comme si, quelque part, elle n'avait jamais cessé d'exister. Artémus aurait pu sombrer dans la folie et se divertir de la manière la plus vile qui soit. Il aurait pu créer des pantins, les amener à agir selon son bon vouloir, les amener à mourir selon des circonstances qui lui plaisaient et en être le spectateur tout désigné. Cette toute-puissance, ce contrôle qu'avaient recherché les hommes dès leur genèse, aurait pu l'enivrer au point de l'emporter. Il s'était vu sombrer dans les méandres de ce jeu malsain et y avait renoncé. Les Légendaires avaient représenté un objectif à atteindre, un salut pour son âme corrompue, désespérée, terriblement imparfaite.
— Artémus !
Une voix qui le quémandait, sans doute une des domestiques. Artémus profitait d'un confort infini dans un monde qui portait son empreinte.
— J'arrive, une minute !
Un mensonge, bien entendu, mais un de plus ou de moins, qui cela dérangerait ? Certainement pas lui.
Il trempa la plume dans le petit bol d'encre et une grosse goutte s'écrasa sur le papier. Les éclats de pierres divines incrustées brillaient, comme pour protester. Artémus sourcilla, un brin agacé. Une part de lui avait fortement envie d'abandonner, de laisser à d'autres la lourde tache de ressusciter les Légendaires. Il se reprit à l'instant où sa conscience penchait vers l'abîme, vers le néant où il se voyait si souvent sombrer. Une idée le saisit en même temps que la certitude que les légendes ne revivraient que de sa main. Il fallait créer un monde où les Légendaires ne seraient, les uns pour les autres, que de grossiers inconnus. Il fallait falsifier leurs identités, remodeler leurs caractères, défaire ce qu'ils étaient jusqu'à créer d'autres individus. Une idée folle couplée d'une autre, celle de prendre leur place pour attirer le malheur sur lui. Son égoïsme, trait de caractère naturel, se manifesta et refusa tout net cette possibilité.
Pourtant, une part de lui-même avait déjà tranché. Il avait un sentiment étrange bloqué au creux de la poitrine. Comme si ce... cinquième ? Non, sixième Alysia, serait le bon. Une caresse d'espérance, celle d'un homme dont la quête arrivait à son terme. Il contempla encore quelques maigres instants la vision du ciel pur, de cette perfection suspendue dans le temps. Il imagina les vies qui grouillaient à ses pieds et sa volonté soudaine, un caprice, de mettre un terme à cette mascarade.
Il s'apprêtait à mettre à mort tous ces innocents parce qu'ils vivaient dans un monde sans Légendaires. C'était là leur seule faute et, comme si un monde sans ces figures héroïques, ces figures inoubliables, ne pouvait exister, il ne songea plus à faire machine arrière. La décision était prise, il allait redonner vie aux cadavres des Légendaires qui pourrissaient dans un coin de cette Alysia.
Un assemblage de lettres, de quelques syllabes, et le monde se rompit. Une cicatrice se dessina à sa surface et explosa la croute terrestre. Personne ne souffrit. La conscience venait de s'arrêter nette, la vie avec elle. Déjà, cette planète s'éteignait et, dans un calme absolu, guidé par l'assurance de ceux persuadés d'agir pour le mieux, il compléta sa phrase.
Une phrase. Une simple phrase griffonnée dans un carnet, dans un journal. La plume qui formait un sillon sur le papier.
Une phrase et un monde rejaillit des entrailles du précédent. En tout point similaire, cette Alysia possédait les mêmes existences pour fourmiller tranquillement, inconscientes de ce qu'il se jouait. Une seule différence se formait et, aux yeux d'Artémus Del Conquisador, elle était suffisante pour justifier tous les sacrifices.
Dans ce monde, les légendes vivaient toujours. Les héros s'apprêtaient à affronter le sort et, peut-être même à vaincre la malédiction qui les ôtait trop tôt à l'existence. Sous la plume de cet écrivain de l'ombre, les Légendaires renaissaient pour vivre enfin.
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Derrière les Héros [Les Légendaires]
Random[Recueil de OS (One-shot) portant sur les Légendaires] Il est tant d'histoires, tellement de part de ces vies à raconter. Ici, chacun a sa place, les Légendaires s'y dévoilent et c'est l'occasion de les connaître autrement. De leur jeter un oeil no...