La fin est proche

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Le vieux sorcier, du haut de sa demeure, observait les ruines de sa jeunesse.

Darkhell pouvait sentir le sol trembler sous la menace ennemie, une promesse de revanche qu'il avait trop longtemps ignorée.

Seul à Casthell, sa fille venait d'être emprisonnée à Barek, une prison localisée au cœur du désert, une forteresse réputée imprenable. Avec le recul terrible qu'il détenait sur les événements, le sorcier noir réalisait que c'était peut-être mieux ainsi. Il n'aurait guère supporté que sa progéniture, sa précieuse enfant, ait à subir l'offensive de ce groupe d'héros. Il aurait tout le temps de la faire évader de sa cellule une fois ces combattants de pacotille envoyés en Enfer.

Ténébris... La prunelle de ses yeux. Personne n'aurait osé imaginer qu'un homme aussi redoutable que lui ait une faiblesse. Ténébris était le seul être qu'il se surprenait à aimer, une enfant devenue femme, une tueuse redoutable à la hauteur de chacune de ses attentes. Jamais elle ne l'avait déçu, jamais elle n'avait fait de l'ombre au nom de terreur que Darkhell s'était forgé sur Alysia. Même son aventure avec Korbo n'avait su entacher l'amour du sorcier envers sa fille unique. Que valait une idylle éphémère face à l'amour intemporel d'un père ?

Du haut de sa tour, dans la pièce où devait avoir lieu le plus mémorable des combats, le vieillard songeait à son enfant. Un mauvais pressentiment lui collait à la peau, embaumait l'air, asphyxiait ses pensées. Il avait la sensation que quelque chose allait se produire, quelque chose de terrible !

Le grand Darkhell frémit. La vieillesse avait emporté avec elle une part de sa puissance d'autan, mais pas l'ardeur de ses convictions. Il désirait unifier Alysia et ce seul objectif justifiait sa longévité. Derrière le masque qui couvrait ses traits, le temps avait laissé des traces. Le temps avait commis l'irréparable et même le plus grand sorcier que cette terre ait connu ne pouvait se soustraire à cette loi. Des rides profondes striaient son front, creusaient son regard. Si chez la plupart des mortels cela octroyait au concerné une forme de sagesse, de douceur née de l'expérience, une fois encore le sorcier noir faisait figure d'exception. L'ennemi commun d'Alysia cachait les déboires de ces années, de ces décennies et personne ne soupçonnait son extrême lassitude.

Car oui, Darkhell se sentait plus las qu'enragé. Les Légendaires progressaient et ils ne tarderaient pas à se dresser devant la porte de sa demeure maléfique. Il était las du combat à venir, las de son dénouement et las de ce qu'il adviendrait après. Mais comment aurait-il pu deviner l'impensable ?

Comment aurait-il pu prédire l'issue de ce combat ?

Pour l'une des premières fois de sa longue existence, il concevait une potentielle défaite. Pourquoi ? Parce que l'ennemi paraissait plus coriace que les faibles protestations qu'il avait rencontrées jusqu'alors ? Que craignait-il ?

Darkhell songeait à la chute. Il avait sacrifié ses jeunes années à son ascension et il avait atteint les sommets. Lui-même n'aurait jamais imaginé que son nom soit connu de tous et craint par le peuple d'Alysia tout entier. Jamais il n'avait conçu ce à quoi pouvait ressembler sa déchéance. Les plus grandes ambitions finissaient par se dévorer, par s'éteindre, brûlées par l'impériosité de leurs désirs. Le sorcier noir avait toujours cru constituer une exception à cette règle, persuadé de s'élever bien au-dessus des faibles mortels.

Les éclats de la jeunesse s'éteignaient après plus d'un siècle d'existence. Seul, Casthell paraissait étrangement vide. L'animation qui caractérisait ces lieux n'était plus qu'un souvenir, comme si le château était mort avant même que son propriétaire expire. Les Darkhellions veillaient, patrouillaient autour des donjons, survolant la lave en fusion de leurs ailes décharnées. Ces créatures monstrueuses qui veillaient bientôt sur la demeure d'un fantôme. Le sorcier noir n'était guère plus qu'un cadavre en sursis et il avait désormais pleinement conscience de ce compte à rebours infernal. L'horloge venait d'enclencher son tic-tac mortel et rien ne viendrait endiguer le funeste processus.

Les Légendaires approchaient tandis que la vie de Darkhell déclinait. Il en avait affreusement conscience.

Sa magie protestait dans ses tissus. Elle semblait le sentir, elle aussi, sentir à quel point la fin était proche. Une sorte de mécanisme d'auto-défense que le corps connaissait, un instinct de survie que le sorcier noir avait appris à taire. Sa magie s'exprimait au détriment de son être, un organisme possédant sa propre conscience, sa propre volonté. Darkhell se déchirait dans un silence glaçant.

La fin était proche.

Darkhell savait que l'ennemi ne tarderait plus. Il pouvait percevoir sa présence entre ses murs, s'insinuant dans son antre avec l'audace des envahisseurs. Il connaissait l'identité de ces insolents venus lui ôter son pouvoir. Le combat final approchait et l'ignorer était vain.

Darkhell était prêt. Prêt à combattre, sans doute, prêt à y succomber. La nuit grignotait les dernières lueurs d'un crépuscule sanglant. L'horizon vermeil paraissait annonciateur des événements dramatiques qui se préparaient. Le destin préparait un de ses redoutables coups de maître, un de ceux dont l'humanité ne pourrait se relever.

Un éclair déchira le silence et l'obscurité. Dans l'ombre de la porte, cinq silhouettes se dessinaient. Figures du sort, les Légendaires formaient un mur que nul ne saurait franchir. Le chevalier de Larbos, la princesse magicienne, l'homme-bête, l'elfe élémentaire et le colosse de Rymar se pressaient dans l'entrée, prêts à en découdre.

Avant que le combat ne débute, sans que la moindre parole ne soit échangée, Darkhell émit un soupir quasi inaudible. Aucun de ces héros emplis de bravoure ne concevait l'humanité qui se cachait derrière l'ombre du sorcier noir. Ils ne percevaient que ce que le masque laissait entrevoir, ce que la cruauté des gestes disait de lui. Le tonnerre gronda dans le lointain et le vieillard sut que son heure avait sonné. Il s'abandonna dans la plus grande des batailles, dans les bras de ce qui emportera son corps et sa mémoire.

Les griffes et l'acier s'entrechoquaient, la magie dictait sa loi et la pensée céda sa place à la force primaire, aux actes. Alors, dans cet indescriptible chaos, le destin rendit hommage aux héros et boucla le sort de Darkhell. Brusquement, la pierre de Jovénia se brisa et la déflagration emporta son corps rongé par les années.

Le plus grand sorcier de tous les temps s'éteignit avant même de réaliser que c'était sa fin. On venait de lui offrir une mort à la hauteur de son règne du Mal.

C'en était fini du puissant Darkhell !

Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant