Ainsi est écrite la fin du monde

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— Plan B !

Dans l'atmosphère étouffante des heures qui précèdent la fin d'un monde, ces mots semblèrent former le point de non-retour.

Cet instant impalpable qui entraînerait une issue désormais inéluctable.

Danaël se tenait sur le seuil de cet instant, en équilibre, prêt à sombre.

Parce que soudain, le temps se tendit, stoppé dans sa course.

Car un souffle pénétra ses poumons et il sut que ce serait le dernier.

Car la vision terrible de cette fausse victoire, de cette défaite véritable, lui fut jeté au visage. Il sut qu'il l'emporterait avec lui.

Le silence ne dura que ce bref instant.

La seconde qui s'enclencha ensuite emporta le calme avec elle.

Le temps le gifla et reprit son cours, à nouveau imperturbable, comme s'il ne s'apprêtait pas à prendre la vie à son plus grand héros.

Un cri força la barrière de ses lèvres et il n'eut pas le temps de s'écrouler. Les yeux de la Porteuse luirent d'une lumière rouge et indiquèrent ce que Danaël avait déjà compris : il n'avait pas tué un dieu, car il ne le pouvait pas.

Deux ans plus tard, une femme le lui confirmerait de vive voix, après une éternité d'un silence abject, d'actes immoraux et d'une immonde conclusion à sa vie. Seul un dieu pouvait en tuer un autre. Les pères avaient abandonné leur progéniture depuis trop longtemps pour qu'Alysia puisse espérer un salut.

En revanche, ce dieu pouvait l'abattre. Danaël aurait préféré qu'il l'écorche vif plutôt qu'il lui impose cette lente agonie. L'essence d'Anathos pulsa hors de sa prison et se jeta sur lui. Sa substance sombre, impalpable, plongea dans le cœur de Danaël pour en ternir jusqu'à la plus petite goutte de justice. Il le ressentit ainsi, à travers le hurlement de supplicié qui résonnait à ses oreilles, entre terreur, souffrance, et stupéfaction.

La prophétie avait menti.

Danaël usa de ses derniers instants de raison pour se rectifier : non, la prophétie avait vu juste. La marque de sa clé elfique était celle de Shimy.

Cette marque, faite de rouge et de bleu, était la sienne.

Elle était celle d'Anathos.

Jadina lui avait hurlé trop tard de s'écarter de la carcasse du dieu. Ils auraient dû se douter que cela

Naquit la première remarque d'Anathos.

Bel et insensé humain, tu pensais pouvoir m'abattre ?

C'était vrai. Qu'avait-il imaginé ? Tuer un dieu de ses mains, et aussi aisément de surcroît.

Danaël pensa de toutes ses forces, chercha à rejeter cette entité intruse de son corps. Toute son enveloppe charnelle tenta de repousser l'immondice, toutes les cellules s'allièrent pour éloigner la menace. Danaël n'avait pas su le faire et le mal se répandit, matière nauséabonde d'extrême perversion.

Endors-toi, héros, tu as échoué. Les Légendaires vont mourir.

La voix pénétrait ses os et il était le seul à l'entendre. Des bras noirs l'enlacèrent et l'empêchèrent de chuter. Les volutes se déchaînèrent autour de lui et engloutirent les environs.

Danaël s'arcbouta, dans un dernier effort. La main froide d'Anathos se refermait sur lui, mais il réussit à fendre la matière sombre qui se resserrait autour de lui. Il refit surface, une seconde seulement.

Il ne permettrait pas au dieu d'occire les Légendaires !

Soudain, le visage de Jadina apparut. Sa main perça la matière qui s'agitait tout autour et des larmes baignaient ses yeux.

Danaël entendit qu'elle hurlait son nom. Ou plutôt ne l'entendit-il pas. Il s'imagina sa voix, douce, pleine, chérie, comme du miel sur la langue. Et ce fut à la fois douloureux et béni, comme une condamnation.

Il hurla son nom en retour, si fort que sa propre voix lui déchira les entrailles.

Leurs doigts s'effleurèrent et Danaël sentit sa chaleur, bien vivante, une dernière fois avant qu'Anathos n'annihile son corps. Il lui vola les contours de son apparence, mais la peau du héros vola en éclat. De gros morceaux de peau tombèrent, en lambeaux, et ce fut comme mourir.

Une fois, deux fois, à une infinité de reprises.

Telle une mue, Anathos apparut. Danaël s'éteignit, dans un pénible sursaut de souffrance.

Il pensa :

C'est fini.

Là où Anathos exultait, par-dessus le voile qui ouvrait les yeux de sa docile marionnette :

Cela commence.

Et puis, comme pour accompagner la chute du héros, la voix résonna dans ses os :

Merci, noble héros.

Aussi improbable cette idée soit-elle, Danaël survécut. Tapi dans un recoin de la conscience d'Anathos – si tant était à penser qu'il en possède une, il demeura passif, incapable d'avoir la moindre incidence sur le comportement du dieu. Il sut sans savoir. Il vit sans voir. Il fut témoin sans être coupable.

Il se sut complice sans l'avoir jamais souhaité.

Anathos, libéré à la surface d'Alysia, emporterait cette planète, exactement comme Rocamadoor l'avait prédit, plusieurs millénaires plus tôt.

Le destin était inéluctable et souhaiter en changer le cours était vain. Comme Anathos aimait à le lui rappeler, dans la froide intimité de sa forteresse, le Castlewar.

La fin du monde a commencé, chevalier. Aimerais-tu que je te décrive combien c'est jouissif, de fouler un sol jonché de cadavres, de me nourrir des prières des miséreux et des gémissements des mourants ?

Danaël ne put empêcher cette voix de le hanter, au même titre qu'il aimerait au moins s'épargner la vérité. Il ne le pouvait pas. Anathos l'avait condamné à une agonie plus perverse encore que la mort et toute aussi irréversible.

Une autre voix, féminine cette fois, tira un sursaut à l'âme de Danaël.

Survis et patiente. Anathos est né de ta mort, tu renaîtras de son trépas.

La voix le réconforta, exactement comme s'il avait déjà rencontré cette femme. Il fut tenté de la croire, mais elle évoquait un après, et Danaël n'en connaissait aucun. Il n'était plus et ce qui n'était déjà plus ne saurait devenir. Le héros n'existait déjà plus, sous aucune forme.

Exactement comme si la voix n'était pas le pur produit de son imagination, il la chérit.

Cet après n'existerait pas et Danaël voyait s'éteindre le souvenir de ses compagnons. Comme Anathos, il se vidait de toute substance dans la prison d'un corps qui avait jadis été sien. Bientôt, il ne conserverait qu'une connaissance superficielle de ce qu'il avait connu, du sourire de Jadina, du devoir, du héros qu'il avait longtemps incarné.

Témoin, coupable, complice, de ce qui ne saurait être déjoué.

Ainsi avait été écrite la fin du monde.


Derrière les Héros [Les Légendaires]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant