— Je travaille ce soir.
— Mais non, je dois amener Louis au judo et Liam à son cours de musique !
— Désolé, je n'ai pas le choix.
Je râle, mais à part l'agacer encore plus, cela ne change rien. Florent remplace régulièrement ses collègues au pied levé, et je ne l'apprends que le soir même. Ce soir, il devait emmener Liam au conservatoire à l'autre bout de la ville, pendant que je me charge d'accompagner Louis au judo. C'est moi qui vais devoir faire les deux, à pieds, avec Gabriel dans la poussette. Et pour ne rien arranger, mon ventre tire depuis ce matin, et mes pieds ont doublé de volume avec le début des grosses chaleurs.
— Tu ne pourrais pas au moins accompagner Liam ?
— Oh, arrête, ça te fait du bien de marcher !
Sans doute. La mort dans l'âme, je pars préparer les trois petits pendant que Florent se repose avant de reprendre le travail. Il daigne cependant aider Liam à mettre son blouson, et apporte son écharpe à Louis.
— Mais tu ne devais pas voir ta psy, aujourd'hui ? je réalise tout à coup.
— Je reporterai, répond-il évasivement.
Florent voit une psychiatre dans la ville d'à côté, une fois par mois. Pour le moment, il n'y a pas encore eu de changement majeur, mais j'ai beaucoup d'espoir. Il a déjà fait trois séances avec elle, et je suis vraiment heureuse qu'il ait enfin pris cette décision. Pour lui, bien sûr, mais aussi pour nous. Ses crises de violence sont de plus en plus fréquentes, et les fessées et les gifles peuplent désormais notre quotidien. Bien qu'il ne leur fasse pas mal physiquement, je redoute l'impact que de tels gestes vont avoir sur les enfants. Mais à chaque fois que je lui en parle, même s'il me dit que j'ai raison et que c'était la dernière fois, il recommence inlassablement lorsque quelque chose le contrarie. Je n'en parle à personne. La culpabilité que j'éprouve est sans nom : comment puis-je laisser mes enfants dans une telle situation ? Je devrais partir, m'éloigner de lui, les sauver. Mais je n'ai pas les moyens de le faire. Mes faibles revenus ne me permettraient ni de me loger, ni de subvenir à leurs besoins. Enceinte, avec trois enfants à charge, est-ce que je peux leur offrir mieux ? Alors à chaque crise, je tente de faire le tampon, afin que les coups ne pleuvent pas sur eux. Je préférerai mille fois que ce soit sur moi qu'ils s'abattent. J'ai honte de ne pas les protéger. Je me déteste.
Je viens de courir du conservatoire au judo, pour ne pas que Louis soit en retard, puis du Judo au conservatoire pour récupérer Liam, et enfin du conservatoire au judo pour reprendre Louis. Gabriel, dans la poussette, est infernal : il s'impatiente et aimerait marcher, mais je n'ai pas le temps. Une fois arrivés à la maison, je m'assieds quelques instants sur le canapé, mais déjà Louis me sollicite pour ses devoirs. Je lui fais réciter son poème tout en préparant le repas, pendant que les deux petits regardent un dessin animé. C'est là que je réalise que Florent n'a pas pu prévenir son psychiatre, puisque je l'ai partir presque immédiatement après nous vers le répertoire. Je cherche sur Google le nom dont il m'a parlé, et je tombe sur le secrétariat.
— Bonjour, c'est Madame Durand, j'appelle pour annuler le rendez-vous de mon mari.
Au bout du fil, la secrétaire est perplexe.
— Vous avez du faire une erreur, madame.
J'insiste pour qu'elle vérifie, mais elle est formelle. Elle n'a personne de ce nom-là. Ni aujourd'hui, ni dans son répertoire. J'ai du faire une erreur. Il s'agit probablement d'un confrère.
Les enfants sont couchés, et j'attends patiemment le retour de Florent à la table de la cuisine. Lorsqu'il arrive enfin, il semble de mauvaise humeur.
— Ça va ?
— Non crevé. On mange quoi ? Des pâtes, super...
Ce super porte en lui tout le mépris du monde. Je rétorque que s'il avait fait les courses, j'aurais sans doute mieux à lui offrir.
— Tu ne peux pas y aller, toi ?
— Mais je n'ai pas de voiture !
— Oh, avec le panier de la poussette, ce n'est quand même pas si compliqué !
Ca l'est sans doute plus enceinte et avec trois enfants en bas âge que seul dans une voiture lorsque l'on termine quatre jours sur cinq sa journée de travail à 14h30, mais je ne relève pas. Ce n'est pas de ça dont je voulais lui parler. Je lui parle de mon appel à sa psychiatre. Quelques secondes seulement, il semble déstabilisé.
— Elle se sera trompée, les secrétaires, c'est toutes des idiotes...
— Elle a vérifié. Tu n'y es jamais allé.
Aussitôt, Florent reprend son ton condescendant.
— Tu me surveilles ?
— Est-ce que tu y es déjà allé ?
— Ca changerait quoi ? Pourquoi tu vérifies ce que je fais, t'as pas confiance ?
Il tente de retourner la situation, mais je ne le laisse pas faire.
— Réponds-moi !
Dans son regard, c'est comme si un déclic s'opérait. Il sait qu'il ne pourra pas s'en sortir par le mensonge. Alors il avoue. Et passe à l'attaque.
— Non, j'y suis jamais allé. Mais c'était le seul moyen pour que tu me foutes la paix.
Il ment, mais c'est de ma faute, comme toujours.
— Et tu étais où ?
— Je me suis promenée, j'ai fait les boutiques.
Il ment, encore.
— De toute façon, je fais ce que je veux, non ? me lâche-t-il soudain avec un sourire sardonique.
Je comprends soudain que c'est bel et bien le cas. Je suis sans emploi et sans amis. Je n'ai rien à moi. Ma famille l'adore, il est le gendre idéal. Et cette image, c'est moi qui aie contribuée à la créer. Il est mon geôlier. Et je suis sa prisonnière.
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J'ai du mal à te croire
General Fiction« J'ai du mal à te croire ». La phrase tombe un couperet. Violente, inattaquable. La femme qui vient de la prononcer est pourtant une amie bienveillante qui ne me veut que du bien. Je mets plusieurs mois à l'encaisser. Je ne sais pas encore que cett...