10. La routine

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— Il faut que je te dise un truc.

— Vas-y.

— C'est super important.

— Tu me fais peur, vas-y !

Il me regarde bizarrement.

— Je suis homo.

J'ai envie d'éclater de rire, mais je me retiens. Gontran et moi sommes pudiques sur le sujet et même s'il ne me parle que « d'ami », il a toujours été évident pour moi que le mot s'écrivait sans E. Je cherche quelque chose d'intelligent à dire. Je ne trouve pas.

— En fait, je m'en doutais un peu...

Il hausse les épaules.

— Tout le monde s'en doute, mais personne ne sait. J'ai décidé de clarifier les choses.

Je comprends tout à coup à quel point cette révélation a de l'importance pour lui, même si ce n'est pas un scoop. Il s'assume.

— Alors c'est sérieux avec...

Je laisse ma phrase en suspens. A dessein, il ne révèle jamais le prénom de ses « amis » et je me garde bien de les lui demander, depuis toujours.

— Non, pas du tout.

Je n'ose pas en demander plus. Soudain, Gontran me regarde d'un air grave.

— Et toi, avec Florent, c'est sérieux ?

La question me surprend.

— Evidemment ! On est ensemble depuis deux ans, on vit ensemble depuis huit mois... Oui, je crois qu'on peut dire que c'est sérieux ! Il a quand même traversé la France pour qu'on habite ensemble.

Il me fixe en silence.

— Enfin, vous êtes encore jeunes...

— Ouais, mais tu vois cette fois, j'en suis sûre, c'est le bon.

Il hoche la tête.

— Tu as de la chance, alors.

— Je sais.

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— C'est bon, il a pris son train ?

— Oui, je viens de le déposer à la gare !

— Enfin seul ! affirme-t-il en souriant.

Je suis surprise.

— Tu n'aimes pas Gontran ?

— Si, mais enfin, à trois dans un studio, avoue que c'est pas génial...

Je proteste.

— Il n'est resté qu'une seule nuit, et il a dormi dans un sac de couchage !

— Encore heureux, il allait pas dormir entre nous deux !

Florent a un rire gras appuyé, au cas où je n'aurais pas compris l'allusion. Il se permet régulièrement des réflexions idiotes sur la sexualité de Gontran, et cela me met mal à l'aise. En général, je ne relève pas. Il insiste :

— Remarque, si ça se trouve, il aurait bien aimé dormir avec moi...

Cette idée me met mal à l'aise, je décide de battre en retraite.

— Tu bosses ce soir ?

Florent se renfrogne.

— Evidemment que je bosse ! On n'a pas tous la chance d'être étudiants ! En plus avec ce qu'on a dormi depuis deux jours, je sens que je vais être frais !

Gontran travaille à la SNCF, et depuis que je vis sur Paris, il vient régulièrement me voir. Cet été, il a dormi ici plusieurs fois. Comme lorsque nous vivions dans le sud, nous sommes sortis ensemble dans les boîtes de nuit et les bars de la capitale, et nous ne rentrions qu'aux petites heures du jour. Florent nous a accompagné plusieurs fois, mais en général, il n'est pas de très bonne compagnie. Il n'aime pas danser et ne boit presque pas. La plupart du temps, il essaie de nous faire entrer au bercail vers deux heures du matin, au grand désespoir de mon éternel fêtard. Florent grogne qu'il préfère passer ses soirées de repos au calme devant la télé. Je lui rappelle qu'il sortait pourtant presque tous les soirs lorsque nous ne vivions pas ensemble.

— C'était avant...

Avant... On dirait qu'il parle d'une époque révolue, en noir et blanc. Ensemble, nous ne sortons de chez nous que pour faire les courses ou aller au Lavomatic. Mes vingt ans me semblent en être cent. Sexuellement, c'est le désert depuis des mois. Mes approches sont toutes rejetées, sans appel. Il m'a même reproché l'autre jour d'avoir pris du poids. Même s'il l'a dit sur un ton badin, j'ai accusé le coup. La routine qui semble nous enliser est sans fin. Lorsqu'il a eu deux semaines de congés, j'ai pensé que nous en profiterions pour prendre quelques jours de détente ensemble, loin de la fac et du restaurant. Mais Florent a immédiatement acheté des billets de train pour descendre dans le sud. Il me dit que cette vie-là lui manque, qu'il en a marre de Paris. A mots couverts, il me reproche sa décision d'être venu s'installer avec moi. Cette année, après mon stage de fin d'études, je validerais ma maîtrise. Il parle déjà de notre grand retour dans le midi. Je n'ai pas osé pas lui dire que j'aimerais continuer mes études quelques années supplémentaires. Ici. Son boulot ne lui plaît pas. Cette fois encore, il ne s'entend pas avec son chef, avec lequel les rapports sont extrêmement tendus. Il va sans doute démissionner, à nouveau. Je me demande quelquefois si je ne me suis pas trompée. Est-ce que c'est bien de cette vie-là dont j'avais rêvé ? Chaque soir, je mange seule devant la télévision, puis j'attends qu'il rentre en révisant péniblement mes cours. Avec le stage de fin d'études qui se profile, la charge de travail est encore pire que l'année précédente. Je n'ai que peu d'amis dans ma promotion : je ne participe pas plus aux soirées qu'aux activités organisées par le BDE. Même avec Aurélie, on ne se voit plus beaucoup. Manu continue de m'appeler très régulièrement, mais elle ne vient plus me voir aussi souvent qu'avant. Depuis que je suis « en couple » elle se sent de trop. J'essaie de l'en dissuader, mais parfois l'attitude de Florent est gênante. Lorsque je le lui fais remarquer, il dit qu'il est fatigué. Il a samedi un entretien pour un nouveau poste. Je prie pour que cela fonctionne. S'il se sent mieux dans son travail, peut-être sera-t-il plus agréable à la maison ? Je le souhaite.

J'ai du mal à te croireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant