46. Promenade en famille

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Ça fait presque deux ans que nous vivons ici. Mes amies me manquent, ma famille aussi . Sans travail ni contacts extérieurs, je me sens isolée. Nous vivons au quatrième étage. Quelquefois, je me demande ce qui arriverait si je tombais. Ce sont des pensées fugitives, mais récurrentes. Je regarde le vide et me dis qu'au moins je ne serai plus triste. Pour toujours. Heureusement, j'ai mes fils. Ils sont ma boussole.

On me dit que j'ai de la chance. La Bretagne est magnifique avec ses plages abandonnées au soleil couchant et ses barques couchées. Pourtant, nous n'en profitons guère. Florent est fatigué. Le harcèlement que lui fait subir sa chef pèse sur toute la maisonnée. Il est irritable et souvent en colère. Je ne compte plus le nombre de fois où il a traité Louis de tous les noms parce qu'il faisait trop de bruit. J'essaie de lui expliquer qu'il n'a pas encore six ans et que ce n'est qu'un enfant, mais il me rétorque que je suis laxiste, je les ai mal élevés. Pas étonnant, quand on voit ma famille de cinglés, ricane-t-il.

Pourtant, à part lui, personne ne se plaint d'eux. A l'école, ce sont d'excellents élèves, un peu timides, mais disciplinés. Et quand il n'est pas là, les choses se passent simplement. Mais le moindre repas de famille en sa présence est un véritable calvaire. Il reproche à Louis de manger trop et mal. Il dit que Liam n'est pas normal parce qu'il bouge trop. Même Gabriel ne trouve pas grâce à ses yeux. Il dort mal, depuis toujours. Florent prétend que c'est parce que je l'ai allaité trop longtemps. Il m'a forcé plusieurs fois à ne pas aller le voir lorsqu'il pleurait. Je l'ai vécu comme une vraie souffrance, je n'en ai pas dormi de la nuit. Lui, il se moquait de moi.

Je faisais du cinéma, disait-il, comme toujours.

C'est sa phrase préférée. Si je m'en défends, il crie, ou bien il quitte la pièce parce que ce que je dis, ce ne sont que « des conneries ». Tout est source de conflit. Alors pour que ça ne s'envenime pas, je fais le tampon entre mes garçons et leur père. Je leur demande à eux d'être plus sages, à lui de moins crier. J'ai souvent la sensation que cela ne sert à rien. Je m'épuise. Un large eczéma a recouvert une partie de mes épaules et de mes bras. Notre docteur me dit que c'est le stress. Je n'ose pas lui parler de la façon dont nous vivons. Car vu de l'extérieur, notre famille est idéale. Florent passe pour un père attentif, qui s'occupe énormément des garçons. A l'intérieur, c'est un autre homme. Il ne manque jamais une occasion de nous dénigrer. Nous faisons tout mal, moins bien que lui, différemment. J'ai souvent l'impression que nous ne sommes que des souffre-douleurs, exutoires à sa propre détresse. Depuis quelques temps, il a décidé de repartir dans le Sud. Il envoie des CV, passe des entretiens. Je prie pour que nous ne retournions pas vivre près de chez ses parents. Mais comme il me l'a fait remarquer, qu'est-ce que j'ai à proposer, moi ? Malgré quelques publications, je ne gagne pas plus que quelques euros par mois. En gérant les trois garçons et la maison, je ne parviens pas à trouver de travail. « D'autres le font » me dit-il avec mépris. Il a sans doute raison. Je suis nulle et incapable, sans avenir.

Hier, nous sommes allés à la bibliothèque. Louis lit beaucoup, il voulait emprunter de nouveaux albums illustrés. Florent n'avait pas vraiment envie de nous accompagner, mais il est venu tout de même, bon gré mal gré. Il n'aime pas que ses collègues me voient sortir seule avec les enfants le week-end. Nous devons donner l'image d'une famille unie. Il est le chef, il a un statut. Pendant le trajet déjà, j'ai compris que ce serait une journée difficile. Une de celles où il nous déteste d'être là, et où il le fait sentir. Il a crié sur Louis qui ne s'habillait pas assez vite, puis a refusé de l'aider à mettre ses chaussures, parce qu'à son âge, il serait temps d'apprendre. Liam était fatigué. J'aurais aimé qu'il fasse une sieste avant de sortir, mais son père a refusé. Il voulait rentrer tôt, pour voir un match de rugby à la télévision. Arrivés en ville, nous avons eu du mal à trouver une place pour la voiture, Florent tempêtait et répétait que nous n'aurions pas du venir, que je n'avais que des idées de merde. Je commençais à me demander s'il n'avait pas raison, quand nous avons enfin trouver une place pour nous garer.

Louis était émerveillé. La bibliothèque du centre-ville, immense, répondait à toutes ses attentes. Tout comme moi, il adore les livres. Florent nous suivait quelques mètres plus loin, morose, avec la poussette. Liam, de plus en plus fatigué, était sur les nerfs et se faufilait entre les rayons en faisant du bruit. Plusieurs fois, je l'ai entendu lui hurler dessus. Des personnes assises nous regardaient d'un drôle d'œil. J'avais terriblement honte. Louis aussi. Puis soudain, Liam a tenté une nouvelle fois de se faufiler en courant dans un rayon. Son père l'a violement attrapé par le bras et mon fils est tombé. Ils étaient trop loin de moi. Je n'ai même pas eu le temps de réagir. C'est alors qu'une dame s'est levée et est venue me trouver, moi.

— Madame, c'est votre fils ?

— Oui, me suis-je entendu balbutier

— Je ne sais pas si cet homme est son père mais il vient de l'attraper par le bras et de le jeter au sol !

J'étais l'accusée.

— Vous feriez mieux de faire quelque chose ! me jeta-t-elle au visage avec mépris.

En moi, tout était en train de se briser. J'avais honte, mal, peur. Encore une fois, la vérité me sautait au visage : tout était de ma faute.

Nous sommes sortis au pas de course, la tête basse. Je pleurais en silence. Liam aussi. Louis, terrorisé, marchait dans mes pas. Seul Gabriel continuait à gazouiller dans son insouciance d'enfant.

Une fois dans la voiture, Florent laissa éclater sa haine :

— Pas question que je remette les pieds ici, la bibliothèque, c'est fini !

Pour une fois, j'étais bien d'accord avec lui.

Sur tout le trajet retour, il a fredonné.

J'ai du mal à te croireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant