— Il est hors de question que je reste.
Je ne sais pas quoi lui répondre.
— Mais tout les autres élèves vont poursuivre dans cette voie...
— Ecoute, on était d'accord, non ? Ta formation durait deux ans. Après, on rentrait en province !
Mais à cette époque-là, je ne savais pas encore ce que le marché du travail me réservait. J'avais encore l'illusion que l'on pouvait décrocher un bon poste avec un bon CV. Aujourd'hui, je sais pertinemment que sans réseau ou diplôme conséquent, je n'ai aucune chance de réaliser mes rêves. Poursuivre sur un DESS, et pourquoi pas, une thèse, assurerait mon avenir de façon bien plus pérenne. J'essaie de le lui expliquer.
— En attendant, moi, j'ai un bac moins deux, mais au moins je gagne ma croûte !
C'est un éternel sujet de discorde entre nous. Il éprouve un réel mépris pour les étudiants et les intellectuels. Pour lui, je perds mon temps, comme tous ceux appelés à travailler dans un bureau : ce ne sont que des fainéants bien payés.
— J'ai de bons résultats, c'est dommage d'arrêter...
Il hausse les épaules. Pour lui, ce qui est dommage, c'est d'avoir commencé. Je sais d'où lui viennent ses croyances. Il a été élevé dans une apologie de l'argent, où la culture ou le savoir n'ont jamais eu la moindre place. Son père est gérant d'un magasin de vêtements, au sein d'une enseigne régionale. Depuis que je le connais, je crois qu'il n'a jamais raté l'occasion d'étaler son argent. Du t-shirt Lacoste à la voiture de luxe, tout est bon pour montrer qu'il a réussi. Il n'a d'ailleurs de cesse de le répéter à chaque repas de famille. Mes parents sont ouvriers et ils m'ont toujours poussé à faire des études. Je suis la première de leurs deux familles à avoir obtenu mon baccalauréat. Ils sont fiers de moi. Ma mère me rêve même en fonctionnaire. J'essaie d'insister encore un peu :
— Si on restait seulement un an ?
Cette fois, il se fâche.
— Ecoute, toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, en juin, je me barre !
Je baisse le regard. Les inscriptions sont ouvertes jusqu'à lundi prochain. Après, il sera trop tard. Bien sûr que je peux rester ici, m'inscrire en DESS et le laisser partir. Mais avec ce qui vient de nous arriver, je sais que je serai incapable de lui faire confiance dans une relation à distance. Je ne suis même pas capable de la faire actuellement, pour être honnête. Il m'a juré qu'il l'avait quittée et qu'il ne la reverrait jamais. Je ne supportais pas de les savoir ensemble, chaque jour. Il a parlé de son idylle avec son chef, et peu de temps après, elle a été mutée dans un autre restaurant. Je l'ai appelée, plusieurs fois. Je voulais lui cracher ma haine au visage, et lui vomir ma douleur et mes insultes. Je n'ai pu qu'écouter son répondeur et pleurer après le bip un nombre incroyable de fois. C'était il y a trois mois. Et il ne se passe pas une journée sans que je pense à elle. A eux. A moi surtout. Je n'arrive pas à ne pas me sentir coupable. Si je lui faisais mieux l'amour, est-ce qu'il m'aurait trompé ? Si je n'avais pas grossi, est-ce qu'il m'aurait trompé ? Si je méritais son amour, est-ce qu'il l'aurait trompé ? La nuit, ces questions tournent en boucle dans ma tête et m'empêchent de dormir. Je n'ai plus le doit d'en parler. Pour lui, c'est de l'histoire ancienne, à peine une anecdote. Et si j'aborde le sujet, sa réponse est toujours la même : « de toute façon, il ne s'est rien passé ».
Parfois le soir, j'ai tellement mal que j'ai envie de disparaître.
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J'ai du mal à te croire
General Fiction« J'ai du mal à te croire ». La phrase tombe un couperet. Violente, inattaquable. La femme qui vient de la prononcer est pourtant une amie bienveillante qui ne me veut que du bien. Je mets plusieurs mois à l'encaisser. Je ne sais pas encore que cett...