60. Poser les maux

119 4 3
                                    


— Mais vous pensez à quoi, exactement, la nuit ?

— A ma mort, à la sienne.

La psychologue fronce les sourcils.

— Vous avez parfois des idées noires ?

— Parfois.



Je la vois tous les quinze jours, avec Lise. Nous parcourons ensemble la ville en poussette, et elle joue sur le tapis, près de moi, pendant que je parle de ma semaine et de mes angoisses. J'ai compris au fil des séances que ce n'est pas seulement moi qu'elle veut aider, mais surtout ma fille. Elle a eu peur que le lien avec elle ne se fasse pas, ou que je la rendre responsable de mon état. Ils ont peur que je ne l'aime pas, même. S'ils savaient ! Lise est mon trésor. Celle qui m'a donnée la force de rester en vie, envers et contre tout. Sans mes enfants, je sais que je n'aurais jamais réussi à traverser toutes ces épreuves.

— Vous avez envie de déposer une plainte ?

— Oui

J'en meurs d'envie. Pour l'année terrible qu'ils m'ont fait subir. Pour leurs erreurs, qu'ils les assument, qu'ils s'excusent. Pour la condescendance dont il fait preuve à mon égard. ET surtout pour que cela n'arrive pas à d'autres. Oui, je meurs d'envie de me battre contre ce système qui considère le patient comme un numéro anonyme. Ils sont les médecins, ils savent. Et si par malheur un problème apparaît, ils ne s'excusent pas. On ne s'excuse pas auprès d'une anonyme. J'en ai parlé à Florent, mais il n'est pas d'accord. Pour lui, nous devons laisser cette partie-là de notre vie derrière nous. Notre fille va bien, et c'est tout ce qui compte. Il ne veut pas vivre une longue bataille judiciaire. Il veut oublier. Je comprends ce qu'il me demande. Bien sûr, lui aussi a vécu l'attente et l'inquiétude. Il a du trouver des moyens pour que d'autres que moi gardent les enfants, il a dû gérer la crèche, appeler mes parents et même demander à son père qui lui a, une nouvelle fois, fait faux bond. Mais il n'a pas souffert dans son chair. Il dort la nuit. Il n'a pas chaque matin devant les yeux une ligne rougeâtre et boursouflée qui lui rappelle qu'il y a eu la vie d'avant, et celle d'après. Ma psychologue dit que cette plainte me serait bénéfique, qu'elle solderait quelque chose. A mot couvert, j'essaie de lui faire comprendre que mon époux s'y oppose. Elle semble surprise :

— Mais il ne vous soutient pas ?

J'essaie de lui expliquer comment fonctionne Florent. Ses colères, ses réactions. Je comprends qu'elle ne trouve pas ça normal. Doucement, je me rétracte, j'atténue. J'ai peur d'aller trop loin. Dans le marasme de ma vie, je n'ai peur que d'une seule chose : qu'on me prenne mes enfants. Elle décide néanmoins de le faire venir à un rendez-vous. Il n'est pas vraiment pour, mais pour sauver les apparences, comme toujours, il s'exécute.


L'homme qui parle à la psychologue est un agneau. Il reconnaît s'emporter, mettre quelques fessées. « J'ai parfois la main leste », dit-il en riant. Il parle de ses parents qui le maltraitaient. Il a l'air ému. Il reconnaît qu'il n'a pas toujours les bonnes réactions avec les enfants. Il dit qu'il est épuisé, qu'il a eu peur pour moi. Il veut le mieux pour nous tous. Il m'aime. Je l'écoute avec attention, son discours est prenant, bouleversant.

Je l'écoute avec attention et lorsqu'il a terminé, je suis amèrement déçue.

Parce que l'homme qui parle à la psychologue n'a rien à voir avec celui avec lequel je vis.

J'ai du mal à te croireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant