45. Dessiner

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Je n'en reviens pas. Je regarde la publication sur la page Facebook, la regarde encore, puis encore. C'est bien mon nom ! Mon dessin va être publié ! Je suis à deux doigts de pleurer de joie. J'ai recommencé à dessiner l'après-midi, pendant les siestes de Gabriel. Les enfants m'y ont encouragé. J'ai montré quelques dessins à Florent, mais cela ne l'intéresse pas autre mesure. Il ne voit pas l'intérêt, je le sais. Il s'est tout de même fendu d'un « c'est joli » devant un immense château que j'avais réalisé au fusain pour la chambre de Liam. De sa part, c'est presque un encouragement. Alors, cette nouvelle-là, je ne peux pas ne pas la partager. A peine a-t-il passé la porte que je lui saute dessus : je vais être publié ! C'est à peine s'il susurre un « bravo » distrait avant de se diriger vers la cuisine. Moi, tout à mon bonheur, je le suis. Peut-être qu'il n'a pas compris ? J'insiste.

— C'est bon. Et alors ? Ça va te rapporter de l'argent ?

— Oui, enfin, très peu, c'est dans une anthologie fantastique. Mais il y aura mon nom et...

— Super.

Déjà, il a quitté la pièce.

Je le raconterai aux garçons ce soir, je suis sûre qu'ils seront fous de joie.

— Mais pour quoi faire ?

— Pour m'améliorer, et puis, pour avoir un loisir, sortir de la maison, me détendre...

— Te détendre ? Mais tu ne travailles pas !

Je savais que ce ne serait pas simple. Je n'imaginais pas à quel point. Quand j'ai vu l'annonce pour ces cours de dessin dans la MJC du quartier, je me suis aussitôt mise à rêver. Et si c'était plus qu'un passe-temps ? La phrase assassine sur ce que cela me rapportait n'a cessé de me trotter dans la tête. Si j'en faisais un métier, est-ce qu'enfin il me prendrait au sérieux ? Est-ce qu'enfin, il me traiterait comme son égale si je gagnais ma vie à nouveau ?

— C'est vraiment pas cher...

— C'est pas la question. C'est inutile, c'est tout.

— Je ne trouve pas que ce soit inutile, moi. J'ai envie de faire quelque chose pour moi.

Florent me regarde d'un air contrarié, mais il ne répond pas. Je sais qu'il veut que je le supplie, comme pour tout, tout le temps.

— En plus, c'est à partir de vingt heures, tu n'auras pas à garder les petits, ils dorment...

— Oui, ben justement, tu comptes faire comment ? Tu comptes quand même pas sur moi pour t'emmener ?

— Bien sûr que non, c'est à deux pas, j'irai à pieds.

— Dans notre quartier ? C'est pas très prudent, non ?

J'ai traversé en banlieue parisienne des banlieues bien plus mal famées que celles-ci pour gagner quatre sous. Ça ne l'a jamais dérange outre mesure.

— Fais ce que tu veux, je m'en fous ! De toute façon, tu fais toujours ce que tu veux, non ?

Question de point de vue.

— Et pour le lait, on fait comment ?

— Je le tirerai.

Florent hausse les épaules et s'assoie sur le canapé, devant le sacro-saint téléviseur. C'est sa façon de me dire que la conversation est terminée. Moi, je prends ça comme un oui.

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Gabriel vient d'avoir un an et demi. Liam a presque cinq ans, et Louis a eu sept ans l'été dernier. Ma tribu me comble de bonheur. Mes garçons sont malins et intelligents, vivants, joyeux. Ils gonflent mon cœur de joie dès qu'ils entrent dans une pièce. Je continue à prendre des cours de dessin. Plusieurs de mes travaux ont été exposés dans des médiathèques locales. Et trois d'entre eux ont été publiés. Je ne gagne toujours pas d'argent, au grand dam de Florent, mais cette nouvelle passion me transporte.

— Vous travaillez dans quoi ?

— Je suis responsable d'équipe, dans la restauration. Un poste complexe, avec beaucoup de pression. Comme à chaque fois qu'il en a l'occasion, Florent se gargarise de ses compétences et déplore le manque de professionnalisme de ceux qui l'entourent. Le parent d'élève qui vient de lui poser cette question n'en attendait pas tant. Il l'écoute pourtant gentiment, sans l'interrompre.

— Bref, c'est un job physique, et surtout mental. C'est difficile.

Difficile ? D'après lui, c'est quasiment l'enfer. Il prétend que sa responsable le harcèle et raconte à qui veut bien le croire qu'elle est à deux doigts de le pousser à la dépression.

— Et vous ?

Je m'apprête à répondre, quand Florent me coupe sèchement la parole.

— Rien.

L'homme en face de moi doit sentir ma stupeur :

— Oh, vous élevez vos enfants ? C'est un beau métier aussi !

— Oui, enfin les deux grands sont à l'école, elle a juste le petit.

Je souris, mais au fond de moi, je suis mortifiée. Lorsque la conversation se termine, je ne peux m'empêcher de prendre Florent à partie :

— Alors comme ça je ne fais rien ?

— J'ai pas dit ça.

— Mais si, tu as dit ça ! Très distinctement !

— On parlait boulot ! Tu n'as pas de boulot, que je sache, si ?

— Je commence à publier et à dessiner sérieusement et...

— Oh arrête, s'il-te-plaît !

Et comme à chaque fois que la conversation ne lui convient pas, il s'éclipse. Bien malgré moi, une grosse larme s'échappe de mes yeux.

— Ça va, maman ?

Louis vient d'apparaître à mes côtés, comme par miracle.

Je hoche la tête en souriant.

— Mais pourquoi tu pleures ?

— C'est rien j'ai une poussière dans l'œil.

— Tu veux que je souffle ?

— Oui, je veux bien, mon cœur.

Et pendant que mon petit garçon de sept ans souffle dans mon œil de toutes ses forces, je pense à cette phrase d'Alfred de Musset : « à quoi reconnaît-on un grand amour ? Le jour où l'on s'aperçoit que le seul être qui peut vous consoler, c'est celui qui vous a fait du mal, alors on sait qu'on est un couple. »

Aujourd'hui, il n'y a guère plus que mes enfants pour me consoler.

Et c'est toujours le même qui me fait mal.

J'ai du mal à te croireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant