Je marche à petits pas, comme une grand-mère. Sur ma cuisse, un infirmier a collé la poche qui sert à recueillir mes urines. Je vais devoir la garder trois semaines, mais à priori, cela ne m'empêchera de rien. D'après la gynécologue revêche qui est encore venu me visiter hier soir, je peux vivre tout à fait normalement. Quand je me vois avancer sur ce trottoir à la vitesse d'un escargot, j'avoue que j'ai quand même un peu de mal à la croire.
Je n'ai pas réussi à savoir ce qui s'était vraiment passé pendant ma césarienne. Le chef de service qui est censé m'avoir opéré a fait une apparition rapide dans ma chambre. Il ne s'est pas excusé, n'a pas avoué d'erreur. Mais son « on n'a pas été bons » m'a fait penser que quelque chose de grave avait eu lieu. La sage-femme qui a assisté à mon accouchement a refusé de me parler. Elle prétend qu'elle n'était pas en première ligne, qu'elle n'a rien vu. Je devine dans chaque regard un problème, mais personne ne me dit rien. Diminuée par la honte et la douleur, je n'ai pas la force d'aller plus loin. Ils ont finalement décidé de me laisser sortir, avec obligation de revenir aux urgences si j'avais encore de la fièvre. Mon infection serait une simple infection urinaire, causée par les sutures de la vessie.
Le gynécologue m'a laissé entendre, à de mi-mot, que l'urologue qui s'était chargé de moi n'avait pas fait le travail correctement. Je les déteste tous. Pour Florent, ce n'est rien, ils sont simplement humains et ils ont fait une erreur. Alors que je l'ai entendu plaisanter avec celui qui m'a cloué à ce lit, j'ai senti la rage m'envahir. Lui ne le comprend pas. Ce n'est qu'un incident, après tout, notre fille va bien, et c'est bien ça l'essentiel, non ? C'est ce que tout le monde me répète en boucle. Comme si je n'avais pas le droit de me plaindre, ou de crier ma douleur. Ta fille va bien. Ça aurait pu être pire. Vous avez eu de la chance. J'entends ces phrases comme autant de remontrances. Je ne dois pas me plaindre. Alors, je ne le fais pas. J'ai mal. Les cicatrices me lancent à chaque minute. Je perds du sang, je porte une poche. Je n'arrive pas à marcher, à peine à dormir. Je prends des tonnes de médicaments, chaque jour, avec une piqure quotidienne obligatoire. Je devrais vivre les plus beaux jours de ma vie, et je suis en enfer. Ils m'ont mis sous Xanax. Je ne comprends rien à rien, et c'est aussi bien comme ça.
— On a une place en crèche pour la petite, et on a droit à quelqu'un pour m' aider, le matin.Florent est assis près de moi, sur le canapé. Il vient de me faire passer la panière, pour que je plie le linge propre. Je l'ai remercié, cela aurait été un vrai calvaire pour moi de me lever pour aller la chercher.
— Pour t'aider ?
— Oui, pour amener les enfants à l'école.
Je hoche la tête, absente. Je ne me souvenais même pas que c'était déjà la fin des vacances. Les enfants ont ordre de ne pas m'enlacer, pour ne pas faire tomber ma poche. Ils m'embrassent du bout des lèvres, à distance. J'aimerais les rassurer, mais je n'en ai pas la force. Ils me manquent atrocement. Pourtant, je suis incapable d'aller vers eux. Je suis en colère contre tout et contre tout le monde. La douleur me rend dingue. Je suis incapable de tout.
— Je prends une demi-heure, le temps de faire l'aller-retour ?
— Et qui va les préparer ?
— Toi !
Je le regarde en souriant tristement. Je ne me lève que trois ou quatre fois dans la journée. Pour aller aux toilettes, et pour aller du lit au canapé. Nous sommes au troisième étage, sans ascenseur. Ce qu'il me demande est tout bonnement impossible.
— Mais la gynéco a dit que tu devais marcher !
Je sais ce qu'elle a dit. Mais mes jambes refusent de m'obéir. La douleur qui irradie mon bas-ventre est constante. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas. Il soupire, comme si c'était de ma faute.
— Bon, je prends une heure, alors. Je prends aussi quelqu'un pour le ménage, je suppose ?
Je ne lui réponds pas. Je n'en sais rien. D'ordinaire, je fais le ménage tous les jours. Aspirateur et sols, les lits, les poussières et le linge. Trois enfants, deux machines par jour. Depuis que ma mère est partie, je crois que personne ne s'en est chargé.
— Je vais prendre une heure par semaine.
Je proteste mollement, en tentant de lui expliquer ce que je fais chaque matin. En général, cela me prend plutôt deux heures par jour. Il a une moue dubitative, comme si j'exagérais.
— Non, mais une heure, c'est bien.
Je ne réponds pas. Mais cette phrase anodine me fait prendre conscience à quel point ce que je peux faire ou dire est ignoré. Je n'ai aucune valeur.
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J'ai du mal à te croire
General Fiction« J'ai du mal à te croire ». La phrase tombe un couperet. Violente, inattaquable. La femme qui vient de la prononcer est pourtant une amie bienveillante qui ne me veut que du bien. Je mets plusieurs mois à l'encaisser. Je ne sais pas encore que cett...