6. Intégration

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— C'est un week-end d'intégration, un séjour pour apprendre à se connaître !

— Mais vous avez besoin d'aller à Courchevel pour ça ?

— Tu te doutes bien que ce n'est pas mon idée...

Non, ce n'est pas mon idée. Lorsque le BDE a proposé ce voyage, j'étais enthousiaste. Malgré mes efforts, j'ai beaucoup de mal à créer des liens avec mes camarades de promo. J'ai la sensation d'être dans un système de castes. Il y a ceux du CELSA, ceux de Sciences Po et...les intouchables. Parmi eux, certains se détachent du lot, parce qu'ils ont un engagement politique et les contacts qui vont avec. Moi, je ne suis rien. Je ne déjeune avec aucun député et je ne peux pas compter sur « les amis de papa » pour décrocher mon stage de fin d'études. Je traîne le plus souvent avec Aurélie, une jolie blonde aussi désargentée que moi, qui vit à quelques pas de la fac. Elle est en couple et, comme moi, son copain est déjà dans la vie active. Je m'entends bien aussi avec François, notre délégué de classe. Il m'a invité plusieurs fois à me joindre à ses amis un soir, pour aller danser au Métropolis. J'ai décliné. Je ne suis pas sûre que ses intentions soient totalement désintéressées. Et moi, intéressée, je ne le suis pas, justement. Ce week-end à Courchevel serait l'occasion pour moi d'en savoir plus sur les autres membres de la promo. Mais j'attends de connaître la somme à débourser pour me prononcer. Florent, à l'autre bout du fil, n'est pas du tout enthousiaste.

— Et vous allez dormir où ?

— Je ne sais pas encore, je te l'ai dit ! Pour l'instant, c'est encore un projet, il n'y a rien de précis. Pourquoi ?

— Oh, pour rien, tu pars en week-end avec tes nouveaux copains pendant que je bosse, tout va bien !

— C'est pas encore fait, j'attends de savoir le prix, de toute façon.

— Oh, tu fais ce que tu veux, de toute façon, ça ne me regarde pas !

Il est contrarié. Nous avons beau être à plus de huit cents kilomètres, j'entends la colère dans sa voix comme s'il la soufflait dans mon oreille. Je trouve ça injuste.

— Enfin, t'es gonflé quand même, tu sors avec tes copains quasiment tous les week-ends ! Moi je ne mets pas le nez dehors en dehors de la fac et du restau U !

— C'est pas vrai, je ne suis pas sorti ce week-end.

— Ce week-end peut-être, mais...

— Je ne suis pas sorti ce week-end, tu dis n'importe quoi.

Son ton, glacial, me fait frissonner. Je décide de changer de sujet.

— Ça se passe bien, au boulot ?

— Non, je me suis disputé avec le chef, hier. C'est un con.

Décidément, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, je n'insiste pas. J'essaie de relancer la conversation sur de nouveaux sujets, mais rapidement, je comprends qu'il boude et ne fera plus d'efforts pour me parler. Nous finissons par raccrocher tristement. J'ai le cœur lourd.

Nous ne parlons plus de ce week-end. J'ai appris que son coût était l'équivalent d'un mois de loyer pour moi. Je ne vois pas du tout comment je pourrais me le payer. François a insisté en disant qu'il pourrait m'aider à trouver un financement auprès du CROUS, ou faire une cagnotte au sein du BDE. J'ai poliment décliné. Parce que claquer un mois de loyer en deux jours, déjà, c'est de l'hérésie. Mais aussi parce que je sais que Florent désapprouve totalement cette idée et que je n'ai pas envie de créer de nouveaux conflits entre nous. Les kilomètres qui nous séparent me rendent dingue, et les coups de fils quotidiens que nous partageons ensemble sont trop précieux pour moi pour être entachés de disputes. Je ne verrai jamais Courchevel.

— Je ne pourrais pas t'appeler à la même heure que d'habitude demain soir.

— Pourquoi ?

— Je vais au cinéma avec Aurélie.

— Où ça ?

— Sur Paris.

— Vous n'êtes que toutes les deux ?

— Oui, mais on retrouvera sûrement du monde là-bas, c'est un film qui nous été conseillé par la prof de marketing, donc on ne sera pas les seules à y aller.

— Tu rentres comment ?

— En métro.

— C'est dangereux, non ?

— Non, on sera toutes les deux, on descend au même arrêt. Et puis, on ne rentrera pas tard.

Je suis ravie. Je suis en région parisienne depuis trois mois déjà, mais c'est la première fois que je vais découvrir la capitale à la nuit tombée.

— Et pourquoi tu ne peux pas m'appeler ?

— Parce que...le film est à vingt-et-une heures trente ! Le temps de le voir, de rentrer...

— Tu rentres à quelle heure ?

— Je sais pas.

— Tu sais pas, mais tu sais que tu sais déjà que tu ne pourras pas m'appeler ?

Je reste la bouche ouverte, interdite. Avec Florent, nous passons de longues heures au téléphone chaque soir. Je pensais simplement décaler notre appel au lendemain. Je ne croyais pas que cela serait si compliqué.

— Enfin, c'est pas grave, sors, amuse-toi bien, fais ce que tu as à faire....

Mon cœur se serre. Je déteste le savoir malheureux.

— Je peux t'appeler en sortant du ciné, si tu veux ?

— T'auras pas le temps. Tu seras avec tes copains étudiants !

— Non, mais je t'appellerai juste en sortant, si ça te rassure...

— Fais ce que tu veux.

Une fois de plus, je raccroche avec les larmes aux yeux. Le soir, après la séance, je m'éloigne du groupe pour l'appeler. Il est de bonne humeur et a envie de discuter. Les autres m'attendent pour aller prendre un verre, je leur fais de grands gestes de la main, leur disant de s'avancer, je les suis de loin. Florent est adorable, il me raconte sa journée dans les moindres détails. Le groupe s'assied en terrasse, moi aussi. Florent parle toujours, il me pose des tas de questions, certaines plutôt gênantes, je réponds par monosyllabes. Quand le serveur vient prendre notre commande, je suis bien obligé de le couper. Sa voix devient dure.

— Dans ce cas, je ne te dérange pas plus longtemps. Bonne soirée.

Et il raccroche.

Je commande un demi-pêche et range mon téléphone dans mon sac. Pendant que les autres discutent et s'amusent, moi, je n'arrive pas à me détendre. Et quand, plusieurs heures plus tard, je rentre enfin chez moi, je m'empresse de l'appeler.

Peine perdue. Il est sur répondeur.

J'ai du mal à te croireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant