— Tu me manques, j'ai envie de te voir !
Moi aussi. Ca fait déjà un mois et demi depuis le week-end de son anniversaire, et nos longues conversations téléphoniques me laissent tous les jours un peu plus mélancolique. Depuis la soirée avec Aurélie, je ne suis pas sortie à nouveau. On ne m'a plus rien proposé. Ma maigre présence dans la conversation n'a sans doute pas fait de moi une fille populaire. Il n'y a guère que François qui me sollicite encore pour aller boire un verre de temps à autre, mais je continue à décliner poliment ses demandes. Je rentre chaque soir dans mon studio désert et tente de me concentrer sur ma considérable charge de travail. Mon dernier week-end dans le sud m'a laissée sur la paille. Un problème informatique a retardé le versement de mes bourses étudiantes et j'ai de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Le coût de la vie parisienne a beau être bien plus élevé que celui de la vie en province, je ne touche toujours que la même somme, dérisoire, chaque mois. Et ce mois-ci, en plus, je n'ai rien touché. Mon découvert autorisé ne l'est plus tellement et j'accumule les chèques sans provision.
— Moi aussi, j'ai très envie de te voir. Il n'y en a plus pour très longtemps. Je vais venir pour les vacances de Noël, dans quinze jours.
— Je n'ai pas envie d'attendre quinze jours, j'ai envie de te voir ce week-end.
Je soupire.
— Je te l'ai déjà dit, je ne peux pas me le permettre.
— Alors, moi ? Je viens ? Je ne sais même pas à quoi ressemble ton appart'.
Faux. Nous l'avons visité et choisi ensemble. Je me mords les lèvres pour ne pas le lui rappeler, mais la rancœur est trop forte.
— Si, tu le sais.
C'est à son tour de soupirer de façon théâtrale.
— C'est bon, on ne va pas reparler de ça !
Je lutte régulièrement pour éviter le sujet, mais c'est plus fort que moi, il revient régulièrement sur le tapis. La douleur est encore fraîche, et chacune de nos disputes est comme une larme d'eau salée qui vient ranimer ma blessure.
— J'ai du mal à te pardonner, dis-je d'une toute petite voix.
— Me pardonner ? Mais attends, je fais ce que je veux, non !
C'est vrai.
— C'est juste que tu n'aurais pas dû me donner de faux espoirs, me faire croire que tu viendrais pour finalement me laisser tomber...
— Je ne t'ai pas laissé tomber. On est encore ensemble, non ? Et tu crois que c'est facile pour moi ? je travaille comme un damné, mon patron est complètement cinglé ! Je passe mes journées dans un bled à quarante bornes de tout. Tu crois pas que t'es mieux à Paris, avec tes copains étudiants ?
Je ne sais pas quoi répondre. Effectivement, vivre dans l'arrière-pays, ça ne me fait pas particulièrement rêver. Je regarde le jardin fleuri en dessous de ma fenêtre. Au moins, ici, c'est joli.
— Et puis, c'est toi qui as voulu partir, non ?
Je m'incline. Un ange passe.
— Je vais regarder le prix des billets pour le week-end prochain.
Je réponds timidement que ça ne sert pas à grand-chose, puisque je serai là-bas dans quinze jours. Mais tout au fond de moi, je suis ravie qu'il ait envie de me voir. Je nous vois déjà main dans la main sur les champs Elysées.
Il me raconte la dure loi du restaurant, ou son patron règne en maître, et ses espoirs déçus vis-à-vis de son poste de commis. Il se sait appelé à travailler dans ses établisssements prestigieux, et les plats qu'ils servent ne lui semblent pas à la hauteur de ses compétences. Il a l'impression de ne pas apprendre autant qu'il le voudrait. Le chef, caractériel, le rabroue sans cesse. Sans doute parce qu'il sait qu'il est plus compétent que lui. Je lui donne mon avis : je suis sûre qu'il est jaloux et suis persuadée que Florent travaillera bientôt avec les meilleurs, comme il en a l'ambition. Quand il aura enfin son propre restaurant, il ne tardera pas à se faire un nom. Je tente de le rassurer en lui rappelant ses compétences. Alors tant pis pour son patron s'il n'a pas l'intelligence de les utiliser. Moi, je crois en lui. Il me remercie et me redit une nouvelle fois à quel point il m'aime. Je fonds.
— De toute façon, ça me saoule de parler de ça. Et toi ?
Je lui raconte brièvement mon dossier à rendre sur le CSA et l'application des lois sur les ondes radio. Je dois me rendre là-bas pour faire des recherches et prendre des informations auprès d'un directeur. Comme je suis plutôt introvertie, c'est une perspective qui me terrifie depuis plusieurs semaines déjà. Je lui explique mes doutes et mes angoisses.
— Ca va aller, t'inquiète. Bon, je vais te laisser, je suis crevé. Je regarde pour les billets et je te dis, OK ?
— Ok.
— Je t'aime.
— Moi aussi.
Je regarde la pendule comme un naufragé surveillerait son gilet de sauvetage. Il aurait du m'appeler il y cinq minutes, mais le téléphone n'a toujours pas sonné. C'est ce week-end qu'il m'avait promis de venir. Il devait regarder le prix des billets de train, et me tenir au courant. Chaque soir, quand j'ai abordé le sujet, il m'a dit que s'il devait venir, il viendrait, je n'avais pas à m'inquiéter. J'avais même commencé à regarder le guide du routard, pour nous donner des idées de balades parisiennes. J'aurais été tout aussi touriste que lui, puisque depuis que je suis arrivée, je n'ai quasiment jamais quitté ma banlieue. Puis, avant-hier, il m'a dit qu'il ne viendrait pas. Cette annonce avait un goût de déjà-vu. Il m'a dit que j'avais raison, que nous ne nous voyions que dans une semaine et que cela n'en valait pas la peine. Mon cœur s'est brisé en des milliards de misérables morceaux, mais je les ai poussés sous le canapé d'un revers de main. J'ai répondu que je comprenais. Oui, c'était plus raisonnable.
Mais ce soir, il n'appelle pas. Et je ne peux m'empêcher de penser que cela a un sens. Et s'il avait décidé de venir tout de même ? Peut-être a-t-il inventé toute cette histoire pour me faire une surprise ? Chaque fois qu'un bus circule dans l'avenue, je sursaute. Et si c'était lui ? les aiguilles continuent de tourner. Les bus continuent de passer. Mon téléphone est désespérément muet. Je me remaquille. Au cas où.
— Allo ?
J'ai la boule au ventre. Est-ce qu'il est là ? A l'arrêt de bus ? A la station de métro ? Devant la porte ? Je sais bien que je n'ai aucune raison d'y croire. Mais après tout pourquoi pas ? Il ne peut pas s'être désisté au dernier moment une deuxième fois, il sait bien à quel point cela m'a fait du mal !
— Je ne te garde pas longtemps, je suis en voiture.
Mon cœur rate un battement. Il est venu en voiture ! C'est pour ça qu'il restait si évasif sur les billets de train ou son heure d'arrivée. Pour ça aussi qu'il a finalement décidé de me dire qu'il ne venait pas, pour ne pas gâcher la surprise. J'attends, impatiente, qu'il m'annonce la bonne nouvelle. Un sourire extatique se dessine déjà sur mon visage.
— Tu es où ?
— Sur la route. Je vais prendre un verre avec Christian.
Mon cœur se recroqueville sur lui-même. Ce n'est plus qu'une vieille noix toute desséchée.
J'avale de l'air comme un poisson hors de l'eau. J'ai l'impression de ne plus savoir respirer.
— Tu m'entends ?
J'entends ma voix lui répondre oui.
— Ah, j'ai cru que ça avait coupé ! Bon du coup, je ne pourrais pas t'appeler. Je t'envoie un SMS quand je rentre, bisous.
— Bisous.
Je n'avais qu'à pas rêver. Je me déteste.
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J'ai du mal à te croire
General Fiction« J'ai du mal à te croire ». La phrase tombe un couperet. Violente, inattaquable. La femme qui vient de la prononcer est pourtant une amie bienveillante qui ne me veut que du bien. Je mets plusieurs mois à l'encaisser. Je ne sais pas encore que cett...