Les planches en bois de la bicoque craquaient sinistrement, les ordinateurs sifflaient, refroidis par un courant d'air frais s'infiltrant par les trous du toit bosselé.
— J'étais tout jeune quand j'ai rencontré une fille dans... dans... mon pays d'origine, expliqua Hug.
— D'où viens-tu ? demanda Lydia en se frictionnant les bras pour se réchauffer.
— De Britannie, au nord-ouest de Germania. Quand j'étais jeune, la situation politique commençait déjà à se dégrader. Avec cette fille, nous parlions de nous échapper, de nous enfuir ensemble. Mais elle est tombée enceinte et nous avons repoussé nos plans. Je n'étais même pas encore majeur, mais j'étais heureux. J'allais être papa. La petite est née, elle était magnifique. Les années sont passées et la situation de Britannie s'est complètement dégradée. La guerre civile a éclaté. Le Roi commençait à exécuter son propre peuple, nous ne nous y sentions plus du tout en sécurité. Une nuit, nous avons décidé de fuir tous les trois à bord d'un vieux canot pneumatique de fortune. Nous avons traversé la manche, persuadés qu'un avenir meilleur pour Fabela nous attendait de l'autre côté. La tempête était intense ce soir là. La mère de ma fille n'a... elle n'a...
Hug avala difficilement sa salive, croisant ses bras sur son torse comme pour se protéger de ses sentiments, créer une carapace rigide autour de son corps à travers de laquelle Lydia voyait clair. Il souffla longuement, tentant de reprendre un air détaché.
— Elle n'a pas survécu. Fabela et moi avons accosté sur la côte nord de Germania, accablés de chagrin. Mais je ne devais pas flancher devant ma fille. Je devais à présent m'occuper d'elle, seul, et il n'était pas question que l'immense tristesse de cette perte ne m'empêche de protéger Fabela. J'ai échoué à ça également. Après plusieurs autres années à vivre cachés dans un camps d'Immigrés, des marchands germaniens nous sont tombés dessus. Des marchands d'esclaves. Ils étaient armés jusqu'aux dents. Ils ont pris ma fille.
Un voile sombre recouvrait le regard de Hug, comme si le passé se matérialisait, fin, souple, dévastateur, s'enroulant autour de son cœur jusqu'à l'étrangler.
— Je l'ai cherchée dans tout l'Empire suite à ça, poursuivit-il. Je me suis installé ici car j'ai fini par retrouver sa trace. Je travaillais dans l'informatique à Britannie. C'était plus ou moins crapuleux, alors je m'y connaissais pas mal... J'ai fini par devenir le faussaire des Immigrés. Je ne peux pas reproduire de cartes d'un rang plus élevé qu'Ivoire mais c'est tout de même mieux que rien, beaucoup de clients se sont bousculés à ma porte. C'est comme ça que j'ai rencontré Zay mais je n'ai jamais parlé de mon histoire à qui que ce soit. Et depuis, je peaufine un plan pour faire sortir ma fille de ce club de dépravés...
Lydia l'écouta jusqu'au bout avec un visage neutre, sans montrer le moindre signe de compassion. Elle savait que Hug ne souhaitait pas être pris en pitié. Cela ne servait à rien de pleurer et de s'apitoyer sur un sort cruel. Il fallait l'affronter.
— Explique-moi ton plan, dit-elle simplement. Je suis prête.
Une lueur vive passa dans le regard habituellement vitreux de Hug.
— Viens par là, dit-il en se retournant vers les ordinateurs.
Roulant sur sa chaise pour se placer devant le bureau, Lydia observait les écrans d'un œil attentif.
— C'est un plan 3D de l'Esperanza, expliqua Hug. J'ai mis deux mois à le constituer dans son intégralité. Leur système de surveillance est absolument incroyable, c'est tout de même le club de Greg Martin ! Mais il comporte plusieurs failles par lesquelles j'ai pu m'infiltrer. J'ai récupéré les images de toutes les caméras et grâce à ça j'ai pu établir ce plan 3D.
Il expliqua à Lydia les détails de la structure du club. Le rez-de-chaussée, qu'elle connaissait déjà, était ouvert à tous les Citoyens, gratuit pour les femmes et payant pour les hommes. Il y avait une caméra à chaque angle, la zone était donc bien protégée. À l'exception du bar. Le haut comptoir empêchait de voir ce qu'il y avait derrière.
— Il y a un escalier descendant caché derrière le comptoir, affirma Hug.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que le barman disparaît plusieurs fois par jour des écrans des caméras. Les machines pour préparer les cocktails se situent probablement au sous-sol et vu la forte fréquentation du club, les stocks doivent être vérifiés régulièrement.
Lydia hocha la tête.
— Pour faciliter l'approvisionnement, poursuivit Hug, ce sous-sol doit être relié à l'extérieur. Par une ruelle discrète, probablement. J'ai longtemps sillonné les alentours du club et j'ai effectivement découvert une porte isolée donnant sur une rue peu fréquentée. En y restant observer pendant plusieurs jours, j'ai constaté que des camions s'y arrêtaient de temps à autres. Des camions de livraison. J'ai même pu remonter jusqu'à leur fournisseur...
Le travail qu'avait fait Hug tout seul était phénoménal, Lydia ne pouvait s'empêcher de se sentir admirative. Il lui parla ensuite des étages supérieurs de l'Esperanza. Le premier niveau était constitué intégralement de chambres qui se louaient à l'heure en compagnie des esclaves du club. N'importe quel Citoyen pouvait profiter de ce service, à condition de payer. Le second niveau était une partie du club V.I.P. Seuls les Citoyens avec une carte Saphir ou plus étaient autorisés à y monter. Les services y étaient très chers, les cocktails spéciaux avaient des effets spectaculaires et les danseurs expérimentés se pliaient à toutes les volontés...
Le troisième et dernier niveau était réservé à l'administratif. Il y avait des bureaux, des salles de réunion et des loges spéciales dont l'une était réservée exclusivement à Greg Martin. Il l'utilisait rarement, ses fonctions de maire de Gregville ne lui laissant que peu de temps pour se montrer au club.
— J'ai également pu récupérer les plans d'architecte, s'enthousiasma Hug en les montrant à Lydia sur son écran. On peut y voir les canalisations, les bouches d'aération...
Les explications s'étalaient pendant de longues heures, durant lesquelles Lydia tentait d'absorber le plus d'informations possibles, posait toutes les questions qui lui venaient à l'esprit, hochait la tête sous les réponses, soulevait des problèmes de logistique, se grattait sa tignasse rousse sous d'intenses réflexions et finissait par bailler à s'en décrocher la mâchoire.
Lorsque la nuit commençait à engloutir peu à peu la maison de bois, Hug et Lydia décidèrent d'arrêter pour aujourd'hui. "Ta tête de linotte risque d'exploser sinon", avait dit Hug.
Épuisés, ils s'installaient nonchalamment par terre, provoquant maints craquements du plancher à la solidité douteuse. Ils dinèrent les sandwichs que Lydia avait amenés avec elle.
— Mmmh ché bon cha, glapit Hug la bouche pleine de pain.
Sa tête était tellement hilarante avec ses deux joues gonflées que Lydia ne pouvait s'empêcher d'éclater de rire. Elle avait l'impression de ne pas avoir ri depuis une éternité. Peu habituées, ses côtes lui faisaient un mal de chien tandis qu'elle luttait pour contrôler son fou rire qui ne se calmait pas alors que Hug la toisait méchamment.
Le reste de la soirée se déroulait calmement, passée à discuter de tout et de rien, affalés sur le plancher. Ils avaient bien besoin de se détendre avant d'affronter tous les dangers auxquels ils allaient bientôt devoir faire face.
VOUS LISEZ
LUTÈCE
Science FictionA son réveil, tout est flou, tout est vide. Le monde tremble. Quel est son nom déjà... Ly...Lydia. Quelle est cette scène où elle se trouve ? Où l'on crie son nom, où la lumière est aveuglante, où l'on scande des prix. C'est une vente aux enchères...