Pleurant silencieusement, Lydia ne trouvait pas le sommeil. Cette horreur sans nom s'était produite il y avait huit ans de cela mais pourtant, ces insupportables souvenirs apparaissaient avec une clarté limpide.
Telle une somnambule, elle quitta son lit, s'enroulant dans son épaisse couverture avant de marcher, pieds nus sur le sol en marbre frais, jusqu'au balcon. Le vent nocturne lui fouettait le visage et s'infiltrait sous la couverture, à travers sa légère chemise de nuit blanche, pour y brûler sa peau diaphane.
La nuit était claire, les nuages qui avaient encombré le ciel toute la journée avaient disparu, laissant place à un ciel bleu foncé, tacheté de quelques points lumineux diffus. La lune ronde, flottant au dessus des arbres de la forêt qui s'étendait aux pieds de Lydia, inondait le paysage d'une pâle lumière. Les ombres des conifères dansaient sous l'effet du vent sur leur feuillage.
Les yeux rougis de larmes, Lydia observait les nuances de couleurs des feuilles qui tombaient sur le sol terreux et humide. La journée, elles variaient du rouge au jaune, en passant par des teintes brunes ou orangées. Mais la nuit, elles changeaient totalement et se teintaient alors d'un gris plus ou moins sombre.
Les couleurs n'étaient qu'une illusion. Elles évoluaient en fonction de la luminosité, du type d'éclairage et variaient même légèrement d'une personne à l'autre, voire complètement entre deux espèces animales distinctes.
Tout pouvait changer en ce monde, rien n'était fiable. Les gens mentaient, ceux qui avaient du pouvoir en abusaient et une vie d'insouciance pouvait rapidement devenir le plus affreux des cauchemars. En quoi Lydia pouvait-elle donc bien croire ?
Les amis qu'elle s'était fait en tant que Lydia Klein lui apparaissaient à présent à des milliers de kilomètres. Ils n'avaient aucune idée du monde qui les entourait vraiment. Ou plutôt, ils ne se doutaient pas que les horreurs qu'ils avaient déjà vécues n'étaient pas grand chose en comparaison à ce qu'il existait. De l'expérimentation humaine. Des goules, ces abominations qui résultaient d'un croisement entre le génome humain et celui d'une bête. L'une des, peut-être nombreuses, ignominies qui se déroulaient sous le dôme de Lutèce. Il était à présent certain que ce bouclier, ainsi que toutes les mesures de sécurité pour pénétrer dans la ville, ne servaient pas uniquement à la protection de la famille Impériale.
Lydia s'assit, s'adossant contre la balustrade, resserrant la couverture sur elle pour réduire les tremblements incontrôlables de son corps, qui n'étaient pas uniquement dus au temps glacial. Un éclair lumineux traversa le ciel nocturne, peut-être était-ce une étoile filante. Lydia la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse de son champs de vision. Elle laissa retomber sa tête en avant, touchant son buste du menton, provocant la projection de sa longue chevelure rousse détachée qui lui tomba devant le visage, formant un cocon protecteur dont elle ne souhaitait pas sortir.
Elle caressait ses mèches, les larmes envahissant de nouveau ses yeux, se jurant qu'elle continuerait de les laisser pousser jusqu'à ce qu'ils finissent par toucher le sol. Pourquoi Moscowia n'était-elle pas entrée directement en guerre contre Germania après... ça ? Le Roi Georges Kavanov était-il donc un froussard au point de ne pas vouloir venger sa propre fille ? Certes, la guerre froide entre les deux pays s'intensifiait fortement mais rien de concret ne s'était produit. Georges préparait-il une quelconque contre-attaque qu'il aurait soigneusement peaufinée pendant ces huit dernières années ? Lydia l'espérait de tout cœur. Il était vrai que ces deux nations possédaient sans nul doute des armes qui pouvaient faire sauter la Terre entière, ce qui pouvait expliquer pourquoi les deux souverains ennemis ne s'étaient jamais attaqués explicitement. Peut-être que le Roi de Moscowia avait d'ailleurs déjà riposté, à la manière de son ennemi.
Elle se massait les tempes, observant le carrelage grisâtre à ses pieds. Elle donna un coup dans une petite branche à côté de ses chevilles, qui avait du tomber du grand bouleau voisin. La branche valsa sur le carrelage, avant de s'arrêter un peu plus loin. Tout ce qui comptait aux yeux de Lydia à présent, était de venger son amie disparue. Si Georges Kavanov ne faisait rien, ce serait elle, Lydia quelque chose, qui renverserait Lutèce de ses mains s'il le fallait. Elle voulait croire que c'était son rôle sur cette terre car, même amnésique et avec une toute autre identité, sa route la menait irrévocablement vers Lutèce. Cela lui apparaissait inévitable, combien même elle aurait été à l'autre bout du monde, le destin l'aurait certainement de nouveau conduite vers cette ville, la plus puissante qui ait jamais existé.
La balustrade en pierre protégeait Lydia du vent qu'elle entendait souffler par delà son cocon de cheveux. Une chouette hululait au loin, perçant le silence nocturne. Bien que frigorifiée, Lydia ne voulait pas rentrer au chaud. Elle voulait rester dehors, sur ce carrelage, à écouter les bruits de la nuit, cela la maintenait éveillée, cela la maintenait vivante.
Un doux visage apparut devant ses yeux rouges. Celui de Caelan et de ses incroyables yeux bleu électrique. Ils avaient une forme d'amande, légèrement plissés sur le coin extérieur, ce qui lui donnait l'air rieur et jovial. Ses cheveux bruns étaient coupés courts et un épis était dressé juste au sommet de son crâne, refusant toujours de s'aplatir, même quand Lydia passait plusieurs fois sa main dessus. Où était-il à présent ? Qu'avait-il fait après... le drame ? Ce jour là, il avait perdu à la fois sa petite sœur et sa meilleure amie qui avait été emmenée par l'armée germanienne. Lydia ne savait pas pourquoi ces hommes l'avaient prise avec eux dans cet hélico-drone, si elle n'était que l'instructrice de moto de Caelan. Ces souvenirs s'arrêtaient là. Elle ne savait pas où ils l'avaient emmenée, ni ce qu'elle avait fait pendant plusieurs années. Ses souvenirs suivants s'étaient déroulés alors qu'elle était déjà adulte, avec Smaïr, qui l'avait droguée puis transportée par avion, son réveil camisolée à un lit de chirurgie à Moscowia, l'intervention de Caelan pour la sortir de là, puis, enfin, sa chute de la falaise.
Au moins, Caelan allait bien, c'était l'essentiel. Mais quelque chose la perturbait avec ce dernier souvenir. Comme si c'était Caelan qui l'avait sauvée, sans être réellement Caelan. Elle fronçait les sourcils, se demandant si elle n'avait pas modifié cette partie de sa mémoire. Elle tentait de se rappeler du visage de l'homme qui conduisait le quad, qu'elle avait appelé Caelan dans son rêve, mais ne parvenait qu'à voir une silhouette floue. Après tout, il faisait nuit.
Les yeux de Lydia commençaient à se fermer tout seuls, elle était abrutie de fatigue. Toutes les émotions qu'elle avait ressenties ces dernières heures, lui donnaient l'impression d'avoir fourni un effort physique intense. Elle posa ses mains sur ses joues. Elles étaient glacées. Si elle ne rentrait pas, elle risquait de faire une hypothermie. Elle ne pouvait pas se le permettre. Pas maintenant. Elle avait une chose à accomplir. Rassemblant toute sa volonté, elle prit appui sur la balustrade pour se relever lourdement. Dans sa manœuvre, sa couverture lui glissa des épaules. Le vent glacial lui donnait l'impression d'être frappée par des centaines de clous pointus. Elle tremblait tellement qu'elle eut un mal fou à se pencher pour ramasser l'épais édredon.
Elle jeta un dernier coup d'œil à la lune avant de rentrer dans la chambre d'une douce tiédeur et de refermer la porte-fenêtre derrière elle. Le froid l'avait engourdie. Elle avança d'un pas maladroit jusqu'au grand lit et se laissa tomber dessus.
Des cauchemars d'hommes-insectes ne tardèrent pas à l'envahir tandis qu'elle sombrait dans un douloureux sommeil.
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LUTÈCE
Science FictionA son réveil, tout est flou, tout est vide. Le monde tremble. Quel est son nom déjà... Ly...Lydia. Quelle est cette scène où elle se trouve ? Où l'on crie son nom, où la lumière est aveuglante, où l'on scande des prix. C'est une vente aux enchères...