Dans les jours suivants, Lydia logeait chez Zay. Les journées étaient principalement occupées par la recherche de nourriture, Zay étant trop pauvre pour avoir de quoi payer ne serait-ce qu'un sac de pommes de terre à l'épicerie crasseuse du coin de la rue.
Elles avaient disposés plusieurs pièges un peu partout sur les chaussées déformées et il ne fallait que quelques heures tout au plus avant qu'un rat ou qu'un écureuil imprudent ne marche dessus.
L'épicier, un homme édenté aux rides tellement prononcées qu'elles masquaient une partie de ses yeux, rachetait un rat pour trois billets, à condition qu'il ait l'air en bonne santé. "En bonne santé" était un concept plutôt flou, en réalité cela voulait uniquement dire qu'il devait avoir des poils sur le dos, deux yeux dans leurs orbites et quatre pattes plus ou moins droites. Il n'était pas rare d'attraper un rat tellement malformé qu'il semblait avoir été irradié de toutes parts, avec une troisième orbite vide, une queue sur le ventre ou encore une oreille à la place d'une patte.
Zay, en bonne négociatrice, parvenait parfois à obtenir six ou sept billets pour une prise grassouillette de parfaite constitution. Elle pouvait alors acheter quelques petites bricoles, telles que des légumes ou des soupes en conserve douteuses ayant davantage le goût de paille que de carotte. Ce qui n'était pas vraiment surprenant, étant donné que les petits champs encadrant ces bas quartiers étaient régulièrement aspergés d'un produit fortement odorant supposé faire fuir les nuisibles gourmands. Par nuisibles, ce n'était pas uniquement les insectes ou les oiseaux qui étaient visés, mais également les enfants maigres et sales, souvent Immigrés, prêts à risquer leur vie pour chaparder une courgette transgénique. Lydia, quant à elle, laissait volontiers les légumes à son hôtesse, ne mangeant presque que de la viande durant les repas dans le minuscule appartement de Zay.
Durant leurs escapades de chasseuses ou encore leurs vadrouilles dans les ruelles crasseuses à la recherche d'un quelconque objet pour réparer la fuite de la salle de bain, combler un trou dans le carrelage, ou encore se couvrir plus chaudement qu'avec l'unique couverture en laine miteuse, Zay apprenait énormément de choses à Lydia sur le fonctionnement de Gregville et de Germania.
L'Empire s'était formé il y avait de cela plusieurs siècles par le chancelier le plus conquérant que la Terre n'ait jamais connu, Fenrir Fürerstein. Il avait marché sur le territoire de ses voisins de l'Ouest, les annexant sans pitié ni faiblesse, comme s'il ne s'agissait là que d'une simple formalité. Le titre d'Empereur remplaça alors celui de chancelier et le nouveau territoire formé reçut le nom de Germania. Quant à Fenrir Fürerstein, il changea son nom en Fenrir Von Germania, premier Empereur de Germania. Après sa mort, ses descendants se sont succédés sur le trône, veillant à maintenir la grandeur de l'Empire. L'Impératrice actuelle, Sveyna Von Germania, était considérée comme la plus féroce et puissante depuis Fenrir. Elle avait annexé les pays voisins de l'Est et l'Empire s'étendait à présent jusqu'aux portes de Moscowia, la dernière république démocratique du monde. La frontière se situait à quelques kilomètres de Gregville, qui était la ville germanienne la plus à l'Est du territoire. Les rumeurs disaient que Sveyna Von Germania avait pour ambition de conquérir Moscowia afin que la démocratie disparaisse une bonne fois pour toutes. Cependant, ce voisin de l'Est, très puissant et coriace, lui donnait du fil à retordre.
Menée d'une main de fer par Sveyna, la famille Impériale de Germania avait la réputation d'être impitoyable, imperturbable et insaisissable. Elle avait d'ailleurs une particularité qui ajoutait davantage de mystère autour d'elle, en effet, nul ne connaissait l'apparence de la lignée Impériale directe, c'est à dire, de Sveyna et de ses huit enfants. La famille, dont le visage était constamment caché par un masque en porcelaine, siégeait dans l'énorme capitale de Germania, nommée Lutèce. Située à l'Ouest de l'Empire, Lutèce était une mégalopole complètement fermée, recouverte entièrement par un dôme opaque gargantuesque. Il n'y avait qu'une seule entrée, gardée par l'armée germanienne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Les seuls Citoyens autorisés à entrer et/ou vivre dans Lutèce étaient des Citoyens de rang Diamant s'inscrivant sur un registre spécial extrêmement régulé. Ils étaient pucés et hautement surveillés par les autorités. Si l'un d'entre eux laissait échapper des informations non officielles concernant de près ou de loin la famille Impériale, sa puce provoquait l'arrêt immédiat de son cœur. Lutèce était une ville pleine de mystères, suscitant tant de mythes et fantasmes qu'il était parfois difficile de distinguer le vrai du faux à son sujet, comme certaines rumeurs évoquant des projets à la plausibilité fort douteuse, tels que l'explosion prochaine de la planète Mars, la modification des génomes d'Immigrés pour les changer en bêtes monstrueuses ou encore, la création d'une base militaire dans les nuages possédant un armement capable de détruire la Terre. Beaucoup la désignait comme la plus puissante et célèbre ville du monde et cela était probablement la seule rumeur qui ne mentait pas.
Sveyna Von Germania n'avait jamais eu de partenaire, cependant, grâce à la médecine et à plusieurs pères donneurs ayant par la suite été exécutés, elle pu avoir ses huit enfants. Cinq filles, dont les noms étaient Jayna, Petra, Fransidia, Klara et Flavie Von Germania. Les trois garçons se nommaient Gustav, Markov et Wuang Von Germania.
— Pourquoi l'Impératrice et ses enfants ne montrent-ils jamais leur visage ? demanda Lydia, un matin, autour d'un petit déjeuner composé d'écureuils grillés.
— Parce que, par le passé, il y a eu plusieurs tentatives d'assassinat des différents Empereurs et de leur famille, expliquait Zay en mordant à pleines dents dans son écureuil. En restant cachés, personne ne peut les atteindre puisque personne ne sait qui ils sont. Ni les germaniens, ni personne dans le monde, mis à part peut-être les habitants de Lutèce... et encore.
— C'est malin... murmura Lydia, songeuse.
Zay approuvait d'un signe de tête. Après le repas, lorsque les os furent balancés par la fenêtre, provoquant les cris d'un quelconque alcoolique qui devait se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, Lydia, qui avait une idée en tête depuis quelques jours, décidait, avec un pincement au cœur, d'en faire part à son hôtesse qui l'avait si bien accueillie malgré son manque de moyens. Elle attendait que le bébé du voisin du dessus cesse de hurler pour se jeter à l'eau.
— Zay... Je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi.
— Pourquoi tu es si solennelle tout à coup ? demanda Zay qui passait un coup de chiffon sur la table basse en riant.
— Parce que je le pense.
— Oh c'est rien tu sais. Et puis, tu me fais penser à ma petite sœur.
Son regard s'assombrit, comme englouti par de douloureux souvenirs passés. Lydia posa délicatement une main sur son épaule.
— Tu vas la retrouver, dit-elle avec une brûlante conviction. Ne perds pas espoir. Comment s'appelle-t-elle ?
— Tanya... murmura Zay d'une voix brisée.
Ce prénom évoquait vaguement quelque chose à Lydia mais elle n'arrivait pas à se souvenir quoi.
— Si j'entends parler d'elle sur ma route, je t'appellerai immédiatement, dit Lydia.
— Ça veut dire quoi ça ? Tu t'en vas ?
— Oui. J'ai déjà trop profité de ta gentillesse. Et puis j'ai des choses à accomplir. Je dois faire ce truc pour Hug et ensuite... Je dois me trouver moi-même. C'est important pour moi et je dois le faire seule. Je dois savoir qui je suis.
Elle devait aussi régler sa dette. Sa dette de dix millions.
— C'est précipité mais... je crois que je comprends, répondit simplement Zay, bien que ses yeux marron semblaient recouverts d'un voile de tristesse. On se reverra de toute façon, c'est pas des adieux, hein. Fais attention à toi Lydia. Si tu as le moindre problème, contacte-moi...
Les rues de Gregville appelaient Lydia, elle savait qu'elle y serait totalement livrée à elle-même, cependant, elle n'avait pas peur, trépignant d'impatience à l'idée de toutes ces découvertes qui l'attendaient, fascinantes et, elle le savait, teintées de redoutables dangers.
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LUTÈCE
Science FictionA son réveil, tout est flou, tout est vide. Le monde tremble. Quel est son nom déjà... Ly...Lydia. Quelle est cette scène où elle se trouve ? Où l'on crie son nom, où la lumière est aveuglante, où l'on scande des prix. C'est une vente aux enchères...