Chapitre 10 - Partie 3 - Compréhension

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À peine étais-je rentrée dans le siège d'Horizon & Paradise que j'entendis une voix calme et posée, qui me semblait vaguement familière, m'appeler :

« Mlle Reyhan. »

Je sursautai et je me retournai pour faire face à Ewan Neveen, le directeur de l'agence que nous avions seulement rencontré le premier jour. Que me voulait-il ?

***

« Pourriez-vous venir dans mon bureau ? J'aimerais vous parler. »

Je n'eus d'autre choix que d'accepter sa proposition, me doutant qu'il allait me parler du déroulement de ce stage. Alors que nous empruntions l'ascenseur en silence, je me forçai à respirer lentement et paisiblement pour calmer ma colère : la moitié du stage seulement s'était écoulée ; je n'avais pas le droit de craquer maintenant. Je devais continuer de faire bonne figure... Être hypocrite n'était pas vraiment un talent inné chez moi et je n'avais guère envie de le développer.

Lorsque nous fûmes arrivés dans le somptueux bureau de M. Neveen, ce dernier m'incita à prendre place sur un grand fauteuil en cuir teinté bleu marine et après avoir refermé la porte et s'être installé en face de moi, il déclara :

« Comme vous vous en doutez sûrement, je souhaite vous parler du déroulement de ce stage. Vous semblez particulièrement malheureuse, déconnectée de ce monde et je voulais savoir si nous pouvions faire quelque chose pour vous aider à vous sentir davantage à votre place. »

À part raccourcir le stage de moitié, j'ignorais ce qui pouvait me faire vraiment plaisir. Cependant, je n'étais en aucun cas légitime de me plaindre d'une telle façon ; je n'avais pas le droit de critiquer ainsi ce programme, même si personnellement je ne l'appréciais pas ; tous les autres stagiaires l'affectionnaient grandement et je ne pouvais nier les efforts entrepris par les idoles pour nous plonger dans un monde de rêves. Je répondis alors, en choisissant avec précaution mes mots pour ne pas offenser ou vexer mon interlocuteur :

« Je vous remercie de votre préoccupation. J'ai effectivement du mal à me sentir à l'aise dans ce monde mais ce n'est nullement lié à votre programme ; je n'ai jamais apprécié ces arts et je ne pense pas que ma perception puisse changer du jour au lendemain. Je suis parfaitement consciente des efforts mis en œuvre par tous les artistes pour que ce stage soit une très grande réussite, mais je n'apprécie pas vraiment cet aspect très théâtral où les mises en scène illusoires s'enchaînent. Cependant ce n'est que mon point de vue personnel.... »

J'hésitai à ajouter que je comprenais que ce stage ravît les autres stagiaires mais me ravisai. C'était faux de dire cela ; je n'arrivais pas à comprendre leur frénésie et leur enthousiasme pour ce programme, même ceux de Sophy que je connaissais pourtant depuis déjà seize ans. Cependant, je rajoutai :

« Je suis désolée d'avoir accepté de venir à ce programme : une autre personne aurait été enchantée de prendre ma place et je suis persuadée que tout ce serait mieux déroulé, y compris pour les idoles. »

Même si dépenser cent mille euros pour un stage artistique me semblait toujours aussi aberrant. Pourquoi diantre Sophy avait-elle commis cette folie ?!

« Vous n'avez nullement besoin de vous excuser, Mlle Reyhan, réfuta M. Neveen d'un ton calme, presque sympathique. Ce monde peut paraître déroutant lorsqu'on est plongé dedans aussi brutalement que cela l'est pour vous. Si cela peut vous rassurer, votre perception était autrefois la mienne quand je suis devenu directeur de cette agence. »

Comment ?! Il était devenu directeur d'Horizon & Paradise sans même apprécier ce monde ?!

« Mais bien sûr, ce n'était qu'une impression qui a vite disparu au profit d'une grande passion pour cet univers et le talent de mes idoles. Bref, tout cela pour vous dire que vos opinions sont parfaitement légitimes et qu'elles changeront peut-être un jour. »

Le voir aussi compréhensif était particulièrement étonnant... J'aurais davantage pensé qu'il m'aurait demandé la raison pour laquelle j'avais décidé de faire ce stage et qu'il aurait défendu avec ferveur le travail de ses idoles. Et là, il semblait comprendre ce que je ressentais... et c'était presque comme s'il me donnait raison...

« Sans compter qu'avoir pour maître de stage Elioth ne peut pas véritablement aider à vous sentir davantage à l'aise, » rajouta M. Neveen, en passant machinalement une main dans ses cheveux châtains blanchis par endroits pour les recoiffer.

Je me sentais surtout mal-à-l'aise en l'entendant critiquer gratuitement Elioth, même si je ne l'appréciais pas personnellement.

« À mes débuts ici, j'étais également particulièrement impressionné par Alysea et lui, j'avais la sensation que jamais je ne pourrais remplir leurs attentes, » poursuivit M. Neveen.

Sa manie de comparer ses débuts en tant que directeur avec mon stage était particulièrement déconcertante : ce n'était tout de même pas comme si j'allais passer le reste de ma vie, ou du moins une grande partie de ma vie, à Idolaland. Au contraire, dans une semaine, ce serait terminé pour moi et je pourrais enfin regagner mon petit chez-moi si agréable.

« Et si Elioth est un très grand artiste, fait que personne ne pourrait nier, il était également particulièrement taciturne : mais c'est aussi son impassibilité et son sérieux qui lui ont permis de devenir aussi célèbre et talentueux. Quoi qu'il en soit, je comprends qu'il soit pour vous difficile de vous sentir à l'aise en sa compagnie et ce sentiment était parfaitement compréhensible. »

Je ne sus pas vraiment quoi répondre à ceci : il avait raison, mais il me semblait particulièrement malvenu que de critiquer une idole aussi célèbre qu'Elioth, malgré mon peu de sympathie pour lui. M. Neveen reprit alors, un léger sourire se dessinant sur son visage :

« J'aimerais sincèrement pouvoir vous aider à changer votre impression pour que vous appréciez un minimum ce stage, mais je sais pertinemment que seul le temps m'a permis de faire évoluer mes propres opinions. En tout cas, sachez que si vous avez besoin de quelqu'un à qui parler de ce stage de manière franche, je serai là pour vous écouter et je ferai de mon mieux pour que vous vous sentiez plus à l'aise. »

Il s'arrêta là, et je compris alors que je devais répondre. Malgré ma stupéfaction vis-à-vis de tout ce qu'il venait de me dire, je répliquai, assez succinctement :

« Je vous remercie pour votre aide et pour votre proposition. »

Je savais déjà que je n'irais sûrement pas le déranger une autre fois pour lui parler de mes problèmes avec le stage ; il avait mieux à faire que de s'occuper d'une stagiaire qui de toute façon partirait dans une semaine. Mais je m'abstins de le dire à haute voix, pressentant que cela ne ferait que prolonger cette étrange conversation. Certes, il se montrait particulièrement compréhensif et sympathique, même sincère, et c'était justement cette sincérité qui me mettait mal-à-l'aise.

Je le saluai alors respectueusement, il en fit de même, et je quittai la pièce, songeuse. J'étais tout de même paradoxale et je peinais parfois à me comprendre moi-même... j'avais envie de pouvoir parler de mes impressions sur ce stage à quelqu'un, de manière franche, sans devoir me montrer hypocrite, et voilà que M. Neveen me proposait de le faire et se montrait même compréhensif, mais je refusais de lui en parler... Je haussai les épaules en empruntant l'escalier pour quitter l'agence : au moins, je me sentais plus confiante, j'étais presque rassurée : quelqu'un semblait comprendre un minimum mes pensées... même si la réaction de M. Neveen n'était pas du tout celle que j'aurais escomptée.

Pour deux semaines et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant