1. Arnold

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Je fais ce rêve pratiquement toutes les nuits.

Je suis seul sur Terre. Les villes sont silencieuses, leurs rues sont vides. Était-ce une épidémie ? Une arme nouvelle ? Peu importe.

Je monte un escalier de verre qui me mène droit au ciel ; là, Dieu m'attend. C'est un enfant amorphe, sans visage. Une jarre de terre cuite flotte entre nous deux ; il dépose dans ma main deux pierres, l'une pleine, l'une percée ; des jetons de vote comme on en employait dans l'Athènes antique.

L'un d'entre eux pour que le monde renaisse.

L'autre pour effacer toute l'Histoire, de sorte qu'elle n'aura jamais eu lieu ; rien, ni personne n'aura à en porter le poids, et certainement pas moi-même.

Quelle est la bonne décision ?

Je ne sais même pas laquelle est la plus facile.

Le rêve pourrait s'arrêter là ; mais chaque fois, sans hésiter, je saisis le jeton percé, et je le laisse tomber avec fatalisme et déception, comme l'Empereur baissant le pouce. Dieu paraît sans surprise, sans jugement.

En vérité, je ne veux pas de cette responsabilité. Je ne comprends pas pourquoi je suis ici, et pourquoi je tiens ces jetons dans ma main. Ces deux choix sont impossibles. Ces deux choix sont de pareils crimes : refuser l'existence d'un futur, ou lui refuser le silence et la paix.

Wos Koppeling, Journal


Il avait fallu des heures de ruminations à dos de mule pour qu'Arnold aboutisse à un constat sévère, clair et concis, digne d'un aphorisme écrit au dos d'une boîte de tisane.

« Je suis dans la panade » songea-t-il.

Plus ils avançaient dans la forêt, plus les arbres se serraient les uns contre les autres comme des danseurs enthousiasmés aux premières heures d'un festival de campagne. De ces frondaisons denses, enchevêtrées telles les mille et unes versions d'une œuvre inachevée, perçaient de pâles rayons, qui dispersaient des points de lueur verdâtres dans un monde bleu nuit.

D'ordinaire, c'était la Forêt Changeante, et elle seule, qui obnubilait les pensées d'Arnold. La Forêt dévoreuse d'hommes, qui résistait à tous les cartographes et tous les géomètres, qui se riait des aventuriers errant parmi ses racines inextricables à la recherche d'un trésor perdu. C'était un monde silencieux, calme, paisible, rassurant ; le sol était couvert d'une mousse moelleuse ; des filets de lichen cascadaient des arbres, comme la barbe d'un sage vénérable ; et d'énormes fleurs sucrées s'ouvraient sur d'innombrables lianes suspendues. Les arbres tordaient leurs branches dans des positions improbables, comme un vieux conteur mimant le roman de Renart, et ils semblaient inviter Arnold à s'arrêter un instant, à prendre part à leurs vivats impromptus, tout comme à leurs méditations métaphysiques.

Mais s'arrêter, c'était se perdre ; se perdre, c'était mourir. La Forêt Changeante avait beau se présenter sous d'aimables atours, elle avait tué plus d'hommes qu'on ne pouvait les compter. Peut-être tuait-elle sans le vouloir ; elle se remodelait sans cesse, et les chemins tracés un jour y disparaissaient le lendemain. Peut-être s'agissait-il d'un jeu. D'une épreuve.

Et si Arnold était désormais en mauvaise posture, c'était bien parce que la Forêt ne le préoccupait plus : il y avait bien plus grave, bien plus urgent, bien plus mortel. Un péril qui le suivait docilement depuis quelques heures, après avoir graissé sa main d'une somme impensable pour un guide forestier tel que lui.

Arnold connaissait la Forêt Changeante depuis sa plus tendre enfance. Il était né à Kels, à quelques jets de pierre des premiers bosquets. Toute sa jeunesse, il les avait vu changer de place d'un jour sur l'autre, comme les hommes vêtus de noir qui se promènent en douce en arrière-plan de la scène de l'opéra, pour en démonter le décor. Les arbres se sentaient observés ; ils ne rampaient que d'un mètre par nuit, pas davantage. Plus loin dans la Forêt, ils pouvaient se déplacer sur des dizaines, des centaines de mètres, se glisser derrière vous sans un bruit, secouer leurs branches et les remettre en place, comme s'ils venaient tout juste de se réveiller. Ici, l'homme n'était plus le bienvenu, et il n'était pas une année sans qu'un des enfants de Kels, à la suite d'un mauvais jeu ou d'une fugue, ne l'apprenne à ses dépens.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant