24. Anastase

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Sans Antarès, sans une destination claire à présenter aux financeurs, le projet Avalon n'aurait pas vu le jour. Mais à quel moment avons-nous décidé que ce serait une invasion ?

Le raisonnement de Noah et de ses partisans est tout à fait logique. L'histoire nous montre que s'il existe un peuple à Scorpii B, il n'aura aucune raison de laisser entrer en sa demeure des enfants turbulents du voisinage. L'établissement d'une confiance mutuelle semble illusoire. Même Matiev, même Mû, semble-t-il, n'ont pas essayé de le contredire.

Mais de là à déclencher cette guerre d'une nouvelle forme, d'une nouvelle sorte... il faut vraiment croire que nous sommes un peuple élu, que nous avons le droit de prendre cette terre lointaine, et que l'avenir de l'humanité est plus important que celui d'Antarès.

Et beaucoup d'entre nous n'y croient pas aussi fermement que Noah Williams.

Wos Koppeling, Journal


Un soleil radieux illuminait Hermegen, comme la moitié de l'année, et les navires de commerce venus du Nord entraient au port sans discontinuer. La mer de Mardékie jouait en effet le même rôle que la Méditerranée en son temps ; elle avait permis aux princes de Hermegen d'étendre leur domaine sur cinq cent kilomètres de côte, de fonder de nombreuses villes, de décupler la production de sel, de bois, de métal de la principauté. Cette mer intérieure, qui ne communiquait avec l'océan d'Avalon que par un unique détroit, avait offert à la ville toutes ses richesses, et à la lignée des princes, une place parmi les grands de ce monde. Se donneraient-ils un jour le titre de rois ? Ils s'en moquaient bien.

Hermegen avait été construite d'un seul bloc, comme une ville romaine ; sur l'immense rocher en son centre, abandonné par les Précurseurs, on avait érigé un palais grandiose qui entendait rivaliser avec leur puissance passée. De là, on avait tracé des avenues rectilignes, telles les rayons du Soleil, d'où essaimaient de plus petites ruelles. Cette structure, ce plan d'ensemble, témoignait de la faculté prodigieuse des hommes à prévoir un siècle à l'avance, et à bâtir des demeures qui ne seront habitées que par leurs petits-enfants. Mais elle n'était visible que des sept tours du palais princier, réparties sur un cercle parfait, qui soutenaient les jardins suspendus de Hermegen. Cruel rappel que le plan d'ensemble échapperait toujours au petit peuple ; que cette vue grandiose, de laquelle l'Histoire prenait enfin un sens, serait toujours réservée à une poignée d'élus.

Anastase de Hermegen, Haut Paladin, faisait partie de cette caste privilégiée. Il ne s'en cachait pas, mais il n'en tirait aucune gloire ; car contrairement aux paons de la cour princière, dont il partageait la demeure et les codes, Anastase portait une vérité qui faisait de lui l'un des plus misérables des hommes ; une vérité face à laquelle la grandeur de Hermegen, le faste de ses jardins érigés à trente mètres de hauteur, de ses tours dressées dans un furieux désir de puissance, prenait un goût amer. Avalon n'était qu'un rêve ; au mieux, un passage en attendant le retour de Wotan ; au pire, un purgatoire sans issue, où les humains répétaient des vies semblables à celles des Précurseurs dans leur monde précédent.

Or, quelle grandeur, quel intérêt peut-il y avoir à revivre ce qui a déjà été vécu ? À refaire ce qui a déjà été fait ? Que pouvaient-ils créer de plus, qui n'ait déjà été inventé par les Précurseurs, dans toute la puissance et la complexité de leur civilisation millénaire ? Ce serait comme vouloir écrire un livre nouveau, sans jamais avoir lu soi-même. C'est pourquoi Anastase, maudit par ce savoir empoisonné, s'interrogeait, et s'interrogerait toujours sur le sens de ce monde.

Ces pensées occupaient le Haut Paladin lorsque les horloges des sept tours sonnèrent onze heures. Il dépensa un dernier regard pour les innombrables figurines minuscules qui se pressaient sous les marchés couverts ; ce matin même, le vent avait apporté un nuage de poussière des plaines sèches de l'Est, et le peuple de Hermegen drapait son visage dans des robes colorées, comme un jour de carnaval.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant