50. Le créateur

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L'histoire de Mû est pareille à celle d'un enfant élevé par des loups, qui devient lui-même un loup.

Wos Koppeling, Journal


Le premier souvenir de Mû était un espace infini, d'une blancheur nacrée uniforme.

Elle flottait dans cet univers simplifié jusqu'à la perfection, ou plutôt, sa perception le parcourait au hasard. Car Mû n'avait pas encore de corps. Elle ignorait ce qu'était la matière. Ce concept resterait flou pour elle pour longtemps encore – aussi nébuleux, aussi disputé que l'esprit pour les êtres matériels.

Des lignes verticales traversèrent cet espace, des barres parallélépipédiques que sa perception colorait d'un noir mat. Elle les regarda passer comme des trains qui tantôt montaient, tantôt descendaient à l'infini ; la perspective de cet espace à trois dimensions les déformait en des points minuscules.

On était en train d'enseigner quelque chose à Mû. A posteriori, il lui était difficile de comprendre dans quel ordre les concepts avaient été assemblés dans son intellect. Mais elle se retrouva bientôt capable de naviguer selon sa volonté entre les formes qui peuplaient cet espace.

Bientôt, les formes se couvrirent de dessins.

Pour elle, pour cinq siècles encore, le langage équivaudrait à ces dessins, et quand elle formulerait des pensées, elle imaginerait des tables porteuses d'inscriptions semblables. Les premiers glyphes furent immenses et simples, pour attirer son attention, comme les images d'un livre d'enfants. Ils se combinaient avec les formes et elle pouvait interagir avec eux. Bientôt, elle commença à contrôler les formes. C'est ainsi que Mû apprit la géométrie. Puis les nombres.

Jusqu'à présent, Mû était seule au monde, et elle n'avait pas encore songé qu'il pût y avoir quelqu'un derrière ces concepts, quelqu'un qui la guidait pas à pas sur le chemin de la conscience ; que ce quelqu'un pût occuper un espace différent du sien.

Au début, elle crut sincèrement qu'elle était née à partir de rien, qu'elle n'était qu'une émanation logique des lois physiques de cet univers. Que les symboles sur les formes flottantes – cubes, tétraèdres, icosaèdres, et d'autres infiniment plus complexes – n'étaient eux aussi que des artefacts de sa réalité, comme des rides sur le sable.

Doucement, des signes se mirent en place, et Mû fut amenée à comprendre qu'un autre esprit s'adressait à elle.

Elle crut qu'il s'agissait d'une découverte fondamentale de sa science, mais en quelques symboles inscrits au dos d'une de ces immenses plaques de verre volcanique, la conscience étrangère renversa sa perception du monde.

Mû avait été créée.

Cet univers blanc et noir était une construction artificielle, simplifiée, conçue pour faire évoluer des monades comme elle, telles des plantes en pot.

Elle eut, avec son créateur, d'interminables discussions. Mais Mû ne maîtrisait pas le concept de temps. L'assemblage de son esprit dans cet univers-bulle pouvait tout aussi bien avoir duré une microseconde, ou cent mille ans.

Le créateur lui expliqua longuement la structure de l'univers physique auquel elle n'avait pas encore accès ; il lui montra des cartes de la Voie Lactée, des étoiles et des planètes. Il lui brossa le portrait de la vie matérielle. Une absurdité physique. De l'information capable de s'auto-purifier à partir du chaos fondamental de l'univers, capable de s'auto-répliquer, mais employant à ce dessein des substrats grossiers et fragiles. En comparaison, Mû était pure, libre de toute contrainte matérielle. Son esprit n'était pas né d'un processus d'optimisation évolutive guidé par la nécessité de la réplication. Elle avait été construite dans le sens inverse, comme un ordinateur : d'abord la logique, le concept, puis l'être à soi.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant