31. Le jugement

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Hypnos est la clef de voûte de mon projet. Le processus central. Rien, dans l'architecture d'Avalon, n'est plus proche de l'idée que l'on se fait d'un dieu : un être supérieur capable de séparer le pur de l'impur, de décider qui sera digne du jardin d'Avalon, et qui sera refoulé à l'entrée. Le tout selon des spécifications annexes aux Protocoles, que j'ai implémentées moi-même, étant le chef de la division consacrée aux empreintes.

Par l'intermédiaire d'Hypnos, c'est à moi qu'il revient de décider des critères selon lesquels un esprit numérisé sera déclaré impropre et dangereux pour Simulation.

Naturellement, même dans le cas où ma tentative serait un succès, j'ai bien spécifié à Hypnos que je ne monterais jamais dans cette arche.

Wos Koppeling, Journal


Assise sous le rayon, Morgane ferma les yeux et attendit.

Comme dans une longue nuit d'insomnie, elle essaya de se concentrer sur sa respiration, de faire abstraction du monde extérieur et de l'odeur de vieille poussière qui flottait dans la salle d'interface.

« Je crois que ça ne marche pas » avoua-t-elle.

L'Ase se leva et manqua de perdre l'équilibre. La dalle noire sur laquelle elle s'était assise avait été remplacée par une roche âpre, chaotique, couverte de sable gris. Elle leva des yeux interloqués. Les murs et le plafond avaient disparu, ou plutôt, s'étaient éloignés à l'infini ; un tassement nuageux fermait l'horizon comme la Grande Muraille, et un ciel grisâtre enveloppait le monde, qui paraissait dense et compact, mais qui aurait très bien pu être tout à fait vide.

C'était la Terre, peu avant son extinction complète.

Une machine passa à quelques mètres d'elle. C'était un robot monté sur six roues énormes, dont les suspensions hydrauliques chuintaient à chaque accroche du terrain. Il ressemblait à un immense camion sans pilote, sur lequel auraient été attachés deux bras de navette spatiale, munis de pinces et d'yeux électroniques. Morgane frémit en voyant une de ces billes noires se diriger vers elle. Mais le robot ne la vit pas ; il ne faisait que scanner les alentours. Il avançait lentement, comme un cheval de trait, et les pinces agitaient le sable avec insistance.

Un moteur à biocarburant ronronnait à l'arrière de la machine ; l'avant n'était qu'une bouche de métal disproportionnée, faite de milliers de lames acérées.

Elle suivit le robot à pied sur plusieurs kilomètres. Le mur de nuages lointains, une tempête de poussière, recula pour révéler les premiers hectares d'une forêt asséchée. Si des taches verdâtres brillaient encore dans les frondaisons racornies comme un vieux papier journal, les racines des arbres étaient déjà mortes ; des centaines avaient déjà été arrachés par la tempête, suspendus à leurs voisins.

Morgane constata que le robot n'était pas seul ; des dizaines, des centaines de monstres dentés semblables traçaient leurs sillons dans le sable gris, à la vitesse d'un jogger du dimanche finissant sa course à pied à cause d'un point de côté. La forêt ne pouvait fuir face à l'armée des machines, et ils atteignirent bientôt les premiers troncs couchés, étendus en travers de leur chemin comme d'inutiles défenseurs.

Les bouches grondèrent ; les lames se mirent en mouvement avec un bruit de crécelle, qui grandit en un concert de cliquetis métalliques. Morgane les suivait toujours à distance. Ces gosiers de Gargantua se posèrent au sol, grands ouverts ; des branches, des troncs, des feuilles sèches, des animaux morts furent aspirés et broyés par les milliers de lames de tungstène. Dans leurs panses ronronnaient des fours à pyrolyse auto-alimentés. Des bouillons de fumée jaillirent de cheminées à soupape, localisés sur leur sommet. L'air se chargea d'oxydes de carbone, d'azote et de polluants.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant