79. Egbert

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Le nouveau soleil instauré par Mû se leva sur Avalon dix mille fois. Et lorsque venait la nuit, et que la lune pâle de Siva rôdait parmi les étoiles, on pouvait parfois entrapercevoir la forme du Dragon, le serpent de cristal enroulé autour d'Avalon.

Mais la Forêt Changeante se situait toujours au-delà du jour et de la nuit, et Egbert le comprit dès que les frondaisons épaisses se refermèrent au-dessus de leurs têtes.

Cette mission d'escorte était la plus étrange qu'il eût effectuée en dix ans de service.

En premier lieu, un vieillard s'était présenté aux bâtiments du Paladinat à Hermegen. Il avait le regard vif et déterminé d'un homme dont le corps l'abandonnera le premier. Une cape blanche tombait de ses épaules fourbues, et il marchait en s'aidant d'une canne. Ses supérieurs l'avaient accueilli avec déférence. Ils avaient parlé histoire et politique, sans qu'Egbert comprenne vraiment si le vieillard avait quelque chose à leur apprendre, ou à l'inverse, s'il était venu s'informer.

Egbert était un Paladin itinérant, affecté à la chasse aux Nattväsen et la protection des villages ; aussi ne connaissait-il pas bien la hiérarchie du Paladinat sur le continent, ni même à Hermegen, et il supposa que le vieillard était quelque grand maître reclus dans un temple dans les montagnes du Nord, qui était sorti prendre l'air, ou le temps qu'on dépoussière son fauteuil.

Puis le visiteur avait déclaré qu'il se rendait à la Forêt Changeante. Les Hauts Paladins avaient blêmi. Ils n'osaient pas le contredire, mais pensaient bien que dans son état, la Forêt traîtreuse l'avalerait en une bouchée. Après quelques échanges courtois, ils avaient obtenu qu'on l'accompagne ; la taille de l'escorte était descendue de dix, à quatre, puis un seul homme, comme si l'on essayait de vendre aux enchères une chaise à deux pieds.

Il s'avéra qu'une fois cette décision prise, Egbert fut le premier Paladin qu'ils croisèrent sur leur chemin, et qui n'était pas déjà affecté à quelque mission urgente.

Depuis Hermegen, le vieillard n'avait desserré les lèvres qu'une ou deux fois par jour, posant des questions vagues à Egbert sur ses missions, ses aventures, son opinion sur le rôle des Paladins ; pour une grande part, c'étaient des questions philosophiques auxquelles le jeune Paladin n'avait jamais réfléchi. Le temps qu'il essaie de comprendre où il voulait en venir, l'homme s'était déjà tu, absorbé par ses pensées.

En arrivant à Kels, la dernière ville avant la Forêt, ils avaient rencontré une femme. Elle les attendait sur le chemin ; sans doute s'était-elle arrangée avec l'homme par télégraphe. Elle portait une capeline épaisse et sombre, qui laissait son visage incertain ; son regard s'était posé sur le vieillard, puis s'était attardé sur Egbert, porteur d'une certaine désapprobation.

« Bonjour, messire Anastase. »

Egbert manqua de défaillir en comprenant que cet homme aux cheveux blanchis, qui ressemblaient à une poignée de laine filandreuse, et dont la cape camouflait le dos voûté et tordu, n'était autre qu'Anastase de Hermegen, celui qui avait refondu le Paladinat après la bataille d'Istrecht, réputé mort depuis des années.

« Bonjour, Morgane. »

Morgane était jeune. Moins de trente ans. Son visage ne portait pas la moindre ride. Et pourtant, tous deux semblaient se connaître depuis des décennies.

À leur départ de Kels, Egbert surprit une conversation qui portait sur Istrecht ; et avant que Morgane ne remette sa capuche en place, le doux soleil d'Avalon révéla des yeux sans la moindre coloration, comme un dessin exquis. Ces iris blancs étaient ceux d'une Ase. Là encore, Egbert ignorait qu'il en existait encore.

Contrairement aux humains, les anciens serviteurs des Précurseurs ne connaissaient pas le vieillissement. Mais leur existence n'en était pas moins limitée ; on disait que leurs battements de cœur étaient comptés. Une décision des Précurseurs, ou peut-être de la déesse Mû elle-même, pour rendre tous les habitants d'Avalon égaux face à la mort.

Quelques minutes après leur entrée dans la Forêt, Morgane brisa le silence.

« Vous pouvez nous laisser, messire Egbert.

— Je dois escorter messire Anastase jusqu'à notre retour à Hermegen.

— Je peux m'en charger » dit sèchement Morgane.

Elle avançait en retrait, juchée sur un cheval bai aussi taciturne qu'elle ; regardant sans cesse dans toutes les directions, comme si elle était capable de surprendre les mouvements secrets des arbres. Morgane avait connu la Forêt Changeante. Mieux qu'Anastase, sans doute, mais ce dernier compensait par son expérience de Paladin. En tête du groupe, l'oreille aux aguets, il écoutait les légers souffles cheminant entre les feuillages.

« Ce n'est rien, tempéra-t-il. Egbert, vous êtes libre de partir, si vous estimez que vous avez fait votre travail. C'est vous qui voyez.

— Nous allons camper pour la nuit, indiqua Morgane. Vous savez à quel point la nuit dans la Forêt Changeante est dangereuse.

— Je le sais bien, rétorqua Egbert, et c'est pourquoi il vaut mieux que je reste. »

Morgane émit un bref soupir, mais elle respectait la décision d'Anastase, et ne semblait tenir au jeune Paladin aucune rigueur.

« Il me rappelle Fulbert, avoua Anastase. Avouez que la ressemblance est frappante.

— Hum... est-ce que vous êtes un Sysade, messire Egbert ?

— Non, mais j'en connais quelques-uns. Et vous, est-ce que vous êtes une Ase ? »

Morgane ôta sa capuche et lui fit un sourire moqueur, qui valait une réponse. Elle ajouta en direction d'Anastase :

« À propos de Fulbert, il a eu un deuxième enfant.

— Oh, je suis au courant. Une fille, n'est-ce pas ? Comment s'appelle-t-elle ?

— Venance. Personnellement, je ne me verrais pas démarrer dans la vie en m'appelant « Venance d'Istrecht »... Mais après tout, on peut bien survivre en se nommant Fulbert, et même devenir prince consort.

— De qui parlez-vous ? tenta Egbert. Le prince Fulbert d'Istrecht ?

— Un vieil ami, ajouta Morgane.

— Un ancien Paladin de grande qualité, souligna Anastase.

— Un chanteur... hum... motivé. »

Tout au long du chemin, Anastase et Morgane continuèrent de s'échanger leurs souvenirs, mais leur conversation se déroulait par bribes, comme s'ils partageaient quelque lien télépathique. Ils semblaient tout à fait calmes, et seul Egbert s'inquiétait de leurs chances de passer la nuit.

Ils s'installèrent entre un quatuor de monolithes des Précurseurs. Surveillant leur feu de camp du coin de l'œil, le Paladin s'amusait à déchiffrer quelques-uns des symboles à demi effacés ; mais il n'obtenait que des préceptes fumeux à mi-chemin entre la recette de cuisine et le code des impôts.

« Qu'est-ce que vous faites ? lança-t-il à Morgane, qui faisait le tour de la clairière en répandant un bocal de cendres.

— C'est pour les maintenir à distance. On enseignait cela aux Paladins, dans le temps où les Nattväsen étaient plus agressifs. »

Ils se partagèrent les tours de garde. Egbert somnola quelques heures. L'inquiétude pesait sur lui comme un cauchemar, et en entrouvrant les yeux, il voyait des visages d'une pâleur lunaire qui flottaient dans l'ombre, sous les branches, et qui murmuraient.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant