La démocratie est une idée pour des hommes rassasiés, qui ont du temps libre ; c'est ainsi que les anciens Grecs de l'Agora athénienne, nourris du travail de leurs esclaves, avaient pu se consacrer à l'art subtil de la politique ; pour tout ceux venus après eux, c'étaient les machines et le pétrole. Certes, l'imprimerie émancipe les masses, mais encore faut-il avoir du temps pour lire. Et les démocraties ont disparu sans un bruit, à mesure que le thermomètre éclatait et que les sables gris dévoraient la Terre, si bien que la question de voter à droite ou à gauche en devenait secondaire.
Wos Koppeling, Journal
Le soleil était haut et radieux, mais c'était sans doute toujours le cas à Hermegen, où la nuit n'était qu'un contretemps mineur sur le chemin des affaires florissantes. Penchée sur la vitre large de la cabine, Morgane observa la ligne de moulins à eau qui pédalaient dans le fleuve ; certains devaient alimenter la ville en électricité, peut-être juste ce quartier central, dont la falaise artificielle s'élevait bien au-dessus des ambitions du petit peuple de la ville-ronde. Renverseraient-ils ce palais ? Pas encore, car les inégalités économiques ne suffisent pas à déclencher une révolution. Il fallait un sentiment de frustration encore étranger au peuple de Hermegen.
Une corde épaisse nouait ses poignets ; le chevalier Siegfried avait beau se montrer aimable à son égard, il la considérait toujours comme un élément perturbateur. Et, en effet, Morgane n'avait pas envie de jouer son jeu.
Elle reprit sa place sur la banquette en cuir, en face d'un Fulbert maussade, alourdi du double de corde, et dont les poignets portaient désormais d'épaisses marques rouges, comme s'il était allergique au chanvre.
Siegfried était assis au bout de la pièce, immobile comme une statue. Si chaque minute voyait Fulbert croiser les jambes, soupirer, décroiser les jambes, se contorsionner pour se gratter l'oreille avec le coude, Siegfried était parfaitement éteint. On ne l'entendait même pas respirer.
« Reinhardt est déjà ici » dit le pilote du dirigeable, un soldat à la joie de vivre équivalente à celle d'un poisson prisonnier d'une flaque, dont le crâne rasé était tatoué d'un losange.
Morgane colla son nez contre la vitre. Ils volaient vingt ou trente mètres au-dessus des toits plats, dans une zone moins dense de la ville, dont les larges avenues servaient de passage à des files de chariots chargés de marchandises. Des tours rectilignes, en fer et en bois, étaient plantées entre deux entrepôts telles des tisons. Elle en compta quatre ; l'Empire les avait montées en quelques jours. Deux dirigeables y étaient accrochés, comme les derniers ballons à hélium du vendeur à l'entrée d'un parc d'attractions. Le dénommé Reinhardt avait privilégié la vitesse à la discrétion.
Un cliquetis menaçant retentit ; Fulbert sursauta ; le chevalier Siegfried s'était levé. Il tira sur un cordon suspendu au plafond, appuya sur un bouton et se mit à parler. Ce micro portatif était sans doute en avance sur son temps, comme les dirigeables des impériaux, comme leurs armes.
« Reinhardt ? Est-ce que tu es là ? »
Le micro crachota.
« Bienvenue à Hermegen, Siegfried. Pour l'instant, ma mission est sans succès : le Haut Paladin refuse qu'on interroge le ou les Sysades qui se cachent dans cette ville.
— Une approche plus directe sera peut-être nécessaire. Quelles sont les instructions de Lennart ?
— Nous avons carte blanche à Hermegen. Le Sysadmin est la priorité absolue. Si tu souhaites secouer les choses, sache que le Haut Paladin a une grande influence sur le prince Midian.
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Mû
Science FictionAprès cinq cent ans passés à veiller les ruines de la Terre, l'Ase Morgane est appelée en mission sur Avalon. Mais le monde errant, refuge des espoirs de l'humanité acculée, a bien dévié de sa route. Les administrateurs du système sont introuvables...