J'entends encore cet homme s'exclamer face à un parterre d'investisseurs et de politiques : nous allons coloniser Mars !
À quoi s'attendait-il donc ? Qu'en atterrissant sur sa terre promise, il suffirait de souffler un peu sur la ferrite du désert martien pour que des forêts primaires surgissent de cette poudre toxique ? Ces mondes n'avaient pour attrait que leur richesse minérale. Mais, comme un homme dont le compte en banque aligne sept chiffres, mais qui n'a pas la moindre once de compassion, il leur manquait l'essentiel : la vie. Si nous voulions vivre là-bas, il nous fallait y apporter la vie.
C'était d'autant plus risible que nous avions échoué à préserver la vie sur Terre. Il fallait un orgueil, un aplomb, une suffisance indescriptibles pour prétendre que nous allions réussir, en quelques années, à plus petite échelle, à faire fleurir la vie dans un désert, alors que toutes les plantes de notre jardin étaient mortes !
Mais le mythe de la colonisation fructueuse fit bourdonner les oreilles des investisseurs privés ; on fonda la Compagnie des Indes Orbitales. Et si, dans le temps, il suffisait que le vent souffle un peu sur nos voiles pour que l'on rejoigne les nouvelles terres, la CIO brûla des millions et des millions de tonnes de biomasse pour arracher péniblement ses futurs colons à notre puits de gravité.
Oh, ils établirent plusieurs habitats sur Mars, et firent preuve d'une ingéniosité indiscutable.
Dans l'un des habitats, le renouvellement de l'air eut un défaut et les colons périrent asphyxiés.
Dans l'autre, ils furent pris d'une sorte d'hystérie collective ; après tout, ils étaient enfermés dans une bulle minuscule à la surface d'un monde hostile, sans air et sans eau liquide ; quand ils cessèrent de se voir comme des pionniers, ils se découvrirent prisonniers, ce qui les rendit fous.
Pendant ce temps, l'horloge continuait d'avancer. Les écosystèmes avaient atteint leur point de rupture. La Terre se couvrait de sables gris. La concentration de dioxygène dans l'air, mais aussi dans l'eau, commençait à diminuer. Le réchauffement battait tous les records. Et ceux qui pensaient encore vivre à la surface de la Terre, en bêchant le sable pour y planter leurs choux et leurs carottes, se souvinrent un peu tard que cet air que nous respirions était lui aussi un produit de la vie.
Wos Koppeling, Journal
« Avalon est un vaisseau, répéta Morgane.
— Au début du XXIIe siècle, le réseau de télescopes célestes a été déployé sur orbite solaire. Ce qu'on appelait couramment les Grandes Oreilles. Trente ans avant le début du projet Avalon, alors que l'effondrement écologique s'était déjà enclenché, les Grandes Oreilles ont enregistré un signal provenant de l'étoile Scorpii B, dans le système binaire Antarès. Sa nature artificielle ne faisait aucun doute. Bien qu'aucune vie extraterrestre n'ait pu être directement observée, ce signal suggérait la présence d'une planète habitable à proximité de l'étoile. Ou du moins, habitée il y a cinq cent ans. »
Hypnos fit quelques pas ; ses griffes de métal crissaient contre la pierre.
« Antarès se situe à cinq cent cinquante années-lumière de la Terre. Les humains convinrent que si la Terre était perdue, Antarès représentait leur meilleure chance de succès. Mais s'y rendre leur était physiquement impossible. »
Le seigneur du rêve ouvrit les bras ; ses facettes clignotèrent.
« L'espace, P-103, est tout simplement trop vaste. Les humains avaient assez d'énergie pour arracher quelques-uns des leurs au puits de gravité terrestre : ce furent les colons qui s'en allèrent sur Mars. Mais pour franchir les distances qui séparent les étoiles, il faut dépenser une énergie colossale que rien ne pouvait leur offrir. Même en couvrant la Terre de panneaux solaires, même en filtrant tous les océans de leur deutérium et de leur tritium, même en minant le dernier atome d'uranium, même en brûlant le dernier gramme de biomasse... il leur aurait fallu des millions d'années pour atteindre Antarès.
Ils continuèrent de faire leurs calculs. Peut-être suffisait-il d'envoyer quelques embryons et quelques robots. Il fallait espérer que le peuple d'Antarès accueille cette sonde avec bienveillance ; après tout, leur signal pouvait bien se comprendre comme une invitation.
Mais même réduit à ses plus simples composantes, le projet était trop coûteux. Le problème principal était le rallumage des robots à l'arrivée. Ces robots devaient dormir pendant un million d'années. Sur cette période, ils seraient la cible de rayonnements cosmiques, d'explosions de supernovas lointaines ; pour les protéger, il fallait envelopper la sonde dans un épais blindage. Au final, les humains se rendirent à l'évidence : pour que leur expédition réussisse, il fallait se restreindre à envoyer sur Antarès un paquet-cadeau de la taille d'une boîte à chaussures, emballé dans vingt-cinq tonnes de béryllium.
Pour autant que je sache, Avalon est la solution à ce problème. »
Hypnos s'éleva du sol et regagna son siège d'argent, comme un demi-dieu rappelé au firmament.
« Le monde dans lequel tu t'apprêtes à rentrer n'est pas seulement une Simulation, ou une deuxième Terre. C'est un vaisseau immatériel. Un faisceau d'ondes électromagnétiques envoyé de la Terre et qui, depuis, voyage à la vitesse de la lumière en direction d'Antarès. Voilà la grande œuvre de Wos Koppeling. Avalon n'est pas la deuxième planète. Celle-ci se trouve quelque part autour de Scorpii B, et les humains vont l'atteindre. Ni sous forme de corps biologique, ni de cerveau, ni même d'embryon ; mais sous la forme la plus pure, et sans doute le seul véritable moyen de traverser l'espace : l'information.
— Mais ces cinq cent années se sont écoulées, remarqua Morgane. Cela veut dire qu'Antarès approche. »
Il eut de nouveau un geste pensif. Hypnos ne disposait que d'une quantité finie d'expressions ; ce n'était, après tout, qu'un personnage de l'interface. Le véritable Processus ASE-P-020 était invisible ; il travaillait en arrière-plan à décortiquer et analyser les esprits ; cette conversation n'était qu'une manière de passer le temps.
« C'est vrai. La nouvelle planète approche. »
Cette information semblait le troubler au plus haut point.
« ASE-P-103, je te donne droit de passage. Je vais créer pour toi un avatar humain dans la Simulation. Il est important que nous sachions ce qui est arrivé à Avalon, dans quel état se trouve ce monde, et ce qu'on fait les Sysadmins.
— Devrai-je les prévenir qu'ils approchent d'Antarès ?
— Tu observeras d'abord. »
Hypnos reposa ses mains avec fermeté. Morgane se sentit arrachée de l'île, qui se dispersait en cascades de sable ; les pierres noires lévitèrent autour d'elle comme une formation d'oiseaux migrateurs, puis les étoiles qui flottaient au-dessus de la tête d'Hypnos s'élargirent, devinrent d'écrasants soleils, et elle fut aspirée par leur lumière.
VOUS LISEZ
Mû
خيال علميAprès cinq cent ans passés à veiller les ruines de la Terre, l'Ase Morgane est appelée en mission sur Avalon. Mais le monde errant, refuge des espoirs de l'humanité acculée, a bien dévié de sa route. Les administrateurs du système sont introuvables...