57. Istrecht

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L'eau coule jusqu'à atteindre le point le plus bas, et remplit tout l'espace qu'elle peut occuper. Ce n'est qu'une conséquence des lois de la physique : le système finit par atteindre un état d'équilibre.

Une espèce placée dans un environnement se développe jusqu'à rencontrer des limites : si c'est une espèce sans prédateur, elle se développe jusqu'à ce que l'environnement cesse de subvenir à ses besoins. Si c'est une espèce dotée de prédateurs, elle se développe jusqu'à ce que les prédateurs reprennent le dessus. Ce n'est qu'une conséquence des lois de la biologie. Le système finit par atteindre un état d'équilibre, ou un cycle, dans lequel les populations de proies et prédateurs suivent deux courbes liées et périodiques.

Mais l'espèce humaine n'a pas encore atteint son état d'équilibre.

Est-ce la faute de la biologie ? De la physique ?

Nous avons été arrêtés par une barrière. Mais notre échec venait-il de notre nature, ou de la nature elle-même ?

Wos Koppeling, Journal


Seule la moitié Sud d'Istrecht était emmurée, telle une carapace de tortue, et cette limite avait forcé les habitants à chercher des hauteurs toujours plus précaires, rivalisant d'ingéniosité pour empiler les étages en résistant au vent. De ces sommets imposants se déversait une vague de briques rouges qui s'étalait sur la moitié Nord en quartiers plats et interminables comme un discours d'entrée à l'Académie.

Les Gardes avaient établi une série de barrières, mais assoupli les contrôles, et le quartier bruissait des allées et venues interminables de ceux qui fuyaient, et de ceux qui étaient venus s'y réfugier. Le cheval d'Ineke Lauwer, ou peut-être ses sourcils exagérément froncés, leur permirent de se frayer un chemin à travers la foule. Sur un marché pris d'assaut, un commerçant vendait aux enchères son dernier sac de farine. Un homme arpentait les rues en appelant son chien. Un crieur public le suivait d'un pas un peu gauche, tel un ivrogne inspiré ; il énonçait les directives laconiques de la Garde, qui recommandait aux honnêtes gens de rester chez eux.

« Commandante Lauwer !

— Holt ? Qu'est-ce que vous voulez ? »

Plié en deux, le soldat reprenait son souffle. C'était un homme épais comme deux Fulberts, et pour cette raison sans doute, on avait jugé bon de le charger d'un sac de munitions qui faisait à peu près le poids et le volume de Mû. Du moins, selon les estimations du Paladin, que nous reportons par souci d'exactitude historique.

« Ils sont arrivés. Ils attendent devant les portes. Et la vice-reine vous a demandé.

— Merci, Holt. Je m'occupe de tout.

— Qui est arrivé ? demanda Fulbert.

— Des imprévus. »

Ils montèrent un chemin de pavés aux bord duquel les maisons semblaient avoir poussé au hasard, comme les arbres de la Forêt Changeante. Leurs volets étaient peints d'un jaune aussi cru que le rouge des briques, vaguement écœurant, comme un tartare tartiné d'œuf frais.

Tout compte fait, Istrecht Nord avait son mur. C'était une frontière révolue tout juste bonne à servir de soutien à une marée de vigne vierge et quelques maisons glutineuses. Mais la lourde herse de fer était bien abaissée. Posté sur les créneaux, un homme à cape jaune flottante, tel le bouffon faisant l'acrobate sur une corniche, criait que personne n'entrerait sans laissez-passez, que ce n'était pas sa faute, et que ça ne servait à rien d'en appeler à ses sentiments. En contrebas, un attroupement de badauds se dispersait avec force soupirs excédés et haussements d'épaules, car si les humains ont bien un seul point commun avec les chats, c'est qu'il suffit de fermer une porte pour qu'ils aient soudainement envie de se rendre de l'autre côté.

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant