22. La trajectoire nominale

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Si toutes nos réussites n'ont été permises que par nos emprunts, alors qu'avons-nous vraiment réussi ?

Wos Koppeling, Journal


Dans son délire, Morgane rêva qu'elle se présentait de nouveau devant le processus Hypnos. Le colosse de métal plein, sans yeux, écoutait patiemment le compte-rendu de son ignorance.

« Tu ne peux pas encore rentrer sur Terre, disait-il. Tu n'as pas terminé ta mission. Tu ignores les causes de l'état actuel d'Avalon, et tu n'as pas évalué la menace qui pèse sur ce monde.

— Je dois parler à SIVA, plaidait-elle. Je dois parler à Koppeling.

— Pas encore. Tu n'es même pas en mesure de leur poser les bonnes questions. »

Elle s'éveilla avec un mal de crâne terrible, allongée sur une couchette aussi dure qu'un sac de sable. On avait découpé la jambe droite de son pantalon et enveloppé ses blessures de bandages épais : la douleur n'était plus qu'un lointain message, comme un discours de doléance déclamé d'une voix peu assurée sous les balcons de l'empereur. En contrepartie, elle sentait à peine la présence de ses doigts de pied, et n'avait pas assez de force pour bouger la jambe. Elle tenta néanmoins de se déplacer.

« Ne bougez pas » ordonna une voix claire, recouverte d'une réverbération métallique.

C'était une cabine étroite, aux parois d'aluminium, et si les autres couchages n'avaient pas été repliés pour faire de la place, Morgane se serait cogné la tête. Une rigueur toute militaire dictait le placement rectiligne du plancher, des portes blindées, et des hublots identiques derrière lesquels l'aube traversait les nuages.

L'Ase posa la main contre le mur rafraîchi par l'air d'altitude, et ressentit une légère vibration. Des moteurs. C'était un dirigeable, et à en juger par la largeur de la pièce, sa nacelle s'étendait sur plusieurs étages.

Un homme lui faisait face, assis sur un trépied ; il portait une armure épaisse et menaçante, hérissée de pointes comme un scorpion de métal, et son casque avait une vitre opaque qui ressemblait à une paire d'yeux insectoïdes.

« Où est-il ?

— Je l'ai jeté de la muraille. »

Morgane pâlit, et le chevalier, incapable lui-même d'exprimer la moindre émotion, parut surpris de sa réaction.

« Ah, vous parlez du Paladin, pas de Sarpagon. Eh bien, il doit être encore entre les mains de Raine, à l'infirmerie.

— Dois-je m'inquiéter pour lui ?

— Cela dépend. Je n'ai aucun scrupule à me débarrasser des Modèles qui me sont inutiles. À l'inverse, je n'ai aucune raison de faire du tort aux Modèles qui servent mes intérêts. La survie de ce Paladin dépend donc de votre volonté à coopérer.

— Que voulez-vous ?

— Des explications. »

L'homme changea de position ; difficile sans doute de s'asseoir confortablement lorsqu'on était soi-même enveloppé dans un tapis à clous, dont les arêtes saillantes pointaient dans toutes les directions comme le dos d'un porc-épic. Du reste, il était bien trop grand pour tenir debout sous l'étroit plafond de la cabine.

« Vous êtes le Processus ASE-P-103. Une Ase non répertoriée. D'où venez-vous ? Depuis combien de temps êtes-vous à Avalon ? Et surtout, pour quelle raison ?

— Comment avez-vous lu mon identifiant ?

— Je pose les questions, P-103, et vous y répondez. C'est ainsi que fonctionne cette conversation. Rien de plus simple. Si vous ne répondez pas, je balance le Paladin par-dessus bord, puis je fais pareil avec vous. »

MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant